Выбрать главу

Orson Scott Card

Le septième fils

(Les Chroniques d’Alvin le Faiseur. Livre I)

À Emily Jan,

qui connaît toute la magie

dont elle aura jamais besoin

I

La Reine sanglante

La petite Peggy faisait très attention avec les œufs. Elle farfouillait dans la paille avec la main jusqu’à ce que ses doigts cognent contre un objet dur et lourd. Le caca de poule, elle s’en fichait pas mal. Après tout, quand des voyageurs avec des bébés logeaient à l’auberge, maman ne plissait jamais le nez devant leurs langes, et pourtant c’était quelquefois dégoûtant. Alors, du caca de poule, même humide, gluant et qui collait aux doigts, elle s’en fichait pas mal, la petite Peggy. Elle écartait la paille, refermait la main sur l’œuf et le sortait délicatement du pondoir. Et ce, perchée sur un tabouret branlant, dressée sur la pointe des pieds, le bras tendu très loin au-dessus de sa tête. Maman la trouvait trop jeune pour ramasser les œufs, mais la petite Peggy tenait à lui montrer qu’elle n’était pas si petite que ça. Tous les jours, elle visitait tous les pondoirs et ramassait tous les œufs, jusqu’au dernier. Parfaitement.

Tous, se répétait-elle dans sa tête, tous, tous. Faut que je les ramasse tous.

La petite Peggy se tourna vers le coin le plus sombre du poulailler, dans le fond à droite ; là, sur son pondoir, trônait Mary, la Reine sanglante. L’air tout droit sortie d’un cauchemar du diable, l’œil mauvais, fulminant de haine, qui semblait dire : « Viens donc par ici, ma petite, viens donc me palper. Je veux sentir tes coups de doigts, tes coups de pouce, et si tu t’approches vraiment tout près pour me piquer mes œufs, moi, je te pique l’œil d’un coup de bec. »

La flamme de vie était réduite chez la plupart des animaux, mais celle de la Reine sanglante était vive et dégageait une fumée empoisonnée. Personne ne la voyait, sauf la petite Peggy. Mary souhaitait la mort de tout le monde mais particulièrement de certaine fillette de cinq ans, comme en témoignaient les marques sur les doigts de Peggy. Enfin, une marque au moins, et papa avait beau dire qu’il ne distinguait rien, la petite Peggy, elle, se rappelait bien comment elle lui était venue. Et personne ne pouvait lui en vouloir si elle oubliait de temps en temps de glisser la main sous la Reine sanglante, tapie en embuscade tel le brigand prêt à occire le premier qui ferait, ne serait-ce que mine, de s’aventurer sur son territoire.

Ça non, personne ne la gronderait si elle oubliait de temps en temps de regarder sous Mary.

J’ai oublié. J’ai regardé dans tous les pondoirs, tous, et si y en a un qui m’a échappé, c’est que j’ai oublié, oublié, oublié.

Tout le monde savait que la Reine sanglante était une saleté de poule, trop teigneuse, de toute manière, pour pondre autre chose que des œufs pourris.

J’ai oublié.

Elle rapporta son panier à la maison avant que maman ait seulement eu le temps d’allumer le feu, et maman fut si contente qu’elle laissa la petite Peggy plonger les œufs un à un dans l’eau froide. Puis maman suspendit la marmite au crochet avant de la pousser bien au-dessus des flammes. Pour les œufs durs, pas besoin d’attendre que le feu diminue, même au milieu de la fumée on pouvait les faire cuire. « Peg », dit papa.

Peg, c’était le nom de maman, mais papa n’avait pas sa voix « pour maman ». Il avait sa voix « ’tite Peggy, t’as fait des bêtises », alors, se sachant découverte, la fillette pivota brusquement vers lui en criant ce qu’elle avait prévu de dire depuis le début : « J’ai oublié, papa ! »

Maman se retourna et la regarda, surprise. Papa, lui, n’avait pas l’air surpris. Il se contenta de hausser un sourcil. Il gardait une main derrière son dos. La petite Peggy savait qu’il y avait un œuf dans cette main. Un méchant œuf de la Reine sanglante.

« Qu’esse t’as oublié, ’tite Peggy ? » demanda papa d’une voix douce.

Aussitôt, Peggy se dit qu’il fallait être la petite fille la plus bête du monde pour se défendre de quelque chose dont personne ne l’avait encore accusée.

Mais elle n’allait pas se laisser faire comme ça, pas tout de suite. Elle ne supportait pas de voir papa et maman fâchés contre elle, elle ne désirait qu’une chose : qu’on la laisse partir en Angleterre. Elle prit donc un air innocent et répondit : « J’sais pas, papa. » D’après elle, il n’existait pas de plus beau pays où aller vivre que l’Angleterre, parce que l’Angleterre avait un Lord Protecteur. À en juger par les gros yeux de papa, Peggy avait un besoin urgent de Lord Protecteur.

« Qu’esse t’as oublié ? redemanda papa.

— Dis-y une bonne fois pour toutes, Horace, intervint maman. Si elle a fait une bêtise, elle l’a faite et on n’en parle plus.

— J’ai oublié rien qu’une fois, papa, dit la petite Peggy. C’est une vilaine poule, elle m’aime pas. »

Papa répéta lentement, tout doucement : « Rien qu’une fois. »

Il sortit alors sa main de derrière son dos. Seulement, ce n’était pas un œuf qu’il tenait caché, mais tout un panier. Un panier rempli d’un bouchon de paille – sûrement la litière de la Reine sanglante –, amalgame de paille broyée durci par de l’œuf séché et des bris de coquilles, souillé des restes déchiquetés de trois ou quatre poussins.

« T’avais b’soin d’ramener ça à la maison juste avant le p’tit déjeuner, Horace ? protesta maman.

— J’sais pas c’qui me met le plus en colère, dit Horace : ses bêtises ou ses manigances pour nous mentir.

— J’ai pas manigancé et j’ai pas menti ! » cria la petite Peggy. Du moins avait-elle eu l’intention de crier. Ce qui lui sortit de la gorge tenait davantage du sanglot, malgré sa décision prise la veille de ne plus jamais pleurer jusqu’à la fin de ses jours.

« Tu vois ? fit maman. La v’là déjà l’cœur sus les lèvres.

— La v’là l’cœur sus les lèvres d’avoir été prise en faute, répliqua Horace. T’es trop coulante avec elle, Peg. Elle a la menterie dans l’sang. J’veux pas que ma fille tourne mal. J’aimerais mieux la savoir morte comme ses p’tites sœurs plutôt que d’la voir mal tourner. »

Peggy vit la flamme de vie de maman attisée par le souvenir et, devant ses yeux, lui apparut un joli bébé, couché dans une petite boîte, puis un autre, moins joli celui-là car c’était la petite sœur Missy, morte de la vérole et que personne ne voulait toucher sauf sa maman, elle-même si affaiblie par la maladie qu’elle ne pouvait être d’un grand secours. Peggy voyait la scène et elle savait que papa n’aurait pas dû dire des choses pareilles, parce qu’une expression glaciale avait envahi le visage de maman, malgré toute la chaleur de sa flamme de vie.

« On n’a jamais rien dit d’aussi méchant devant moi », lança maman. Puis elle se saisit du panier répugnant posé sur la table et l’emporta dehors.

« Mary, elle me pique la main avec son bec, dit Peggy.

— Ç’a pas fini de t’piquer, tu vas voir, fit papa. Pour avoir manqué d’ramasser les œufs, tu mérites un coup de badine, un seul, parce que j’comprends que c’te poule mal lunée flanque la frousse à un p’tit bout d’chou comme toi. Mais pour avoir fait des accroires, j’m’en vais t’en donner dix. »

À ces mots, Peggy se mit à pleurer pour de bon. Quand il s’agissait de donner, papa ne chipotait pas, il faisait toujours bonne mesure, particulièrement en matière de corrections.

Il prit la badine de noisetier sur l’étagère du haut. Il la rangeait là depuis que la petite Peggy avait jeté l’ancienne au feu.