Peine perdue. Elle était à bout de patience. « Mon fils va bien finir par se r’cevoir un coup d’une solive qui traîne, s’il laisse pas les autres gamins tranquilles, révérend, alors vous voudrez bien m’excuser. »
Et elle le planta là, pour s’abattre sur Alvin, six ans, et Calvin, trois ans, telle la vengeance du Seigneur. Elle faisait une houspilleuse de première force ; de sa place, il l’entendait vitupérer, et ce malgré le vent contraire.
Tant d’ignorance, se dit Thrower. On a besoin de moi ici, non seulement en tant qu’homme de Dieu parmi des païens ou peu s’en faut, mais aussi en tant qu’homme de science parmi des abrutis superstitieux. Quelqu’un lance tout bas une malédiction : six mois plus tard, la personne visée a des ennuis – ça ne manque jamais, tout le monde a des ennuis au moins deux fois par an – et la certitude s’installe que la malédiction a eu l’effet recherché. Post hoc ergo proper hoc.
En Angleterre, les étudiants apprenaient à se débarrasser d’erreurs de logique aussi élémentaires, tout en suivant le trivium. Ici, c’était une manière de vivre. Le Lord Protecteur avait parfaitement raison de châtier les adeptes de la magie, mais Thrower aurait préféré qu’il condamne ainsi la stupidité plutôt que l’hérésie. Qualifier ces pratiques d’hérésie, c’était leur accorder trop d’importance, comme si elles inspiraient davantage la crainte que le mépris.
Trois ans auparavant, alors qu’il venait à peine d’obtenir son doctorat en théologie, Thrower avait compris quel mal causait en réalité le Lord Protecteur. Il s’en souvenait comme du tournant de son existence ; n’était-ce pas aussi la première fois que le Visiteur lui était apparu ? Il logeait alors dans une petite chambre du presbytère de l’Église St. James à Belfast, où il était pasteur auxiliaire en second, sa première affectation après l’ordination. Il regardait une carte du monde quand son œil s’était égaré sur l’Amérique, là où la Pennsylvanie, clairement indiquée, s’étendait vers l’ouest depuis les colonies hollandaises et suédoises jusqu’aux frontières qui se perdaient dans les contrées inconnues au-delà du Mizzipy. Ce fut comme si la carte avait alors pris vie, et il avait vu une marée humaine déferler sur le Nouveau Monde. Les bons puritains, les pratiquants loyaux et les hommes d’affaires sérieux s’établissaient en Nouvelle-Angleterre ; les papistes, les royalistes et la racaille rejoignaient tous la zone esclavagiste rebelle de Virginie, de Caroline et de Jacobie, les prétendues Colonies de la Couronne. Le type d’individus qui, une fois leur place trouvée, n’en bougent jamais.
Mais c’en étaient d’une autre espèce qui s’installaient en Pennsylvanie. Allemands, Hollandais, Suédois et Huguenots fuyaient leurs pays et faisaient de la colonie de Pennsylvanie un dépotoir peuplé des pires détritus humains du continent. Mieux que ça, ils ne restaient pas en place. Ces crétins de paysans débarquaient à Philadelphie, jugeaient que les terres colonisées – Thrower ne les qualifiait pas de « civilisées » – de Pennsylvanie étaient trop peuplées pour eux et aussitôt partaient vers l’ouest, dans le pays des Rouges, pour se bâtir une ferme au milieu des arbres. Le Lord Protecteur ne leur avait-il pas expressément interdit de s’établir dans ces régions ? Aucune importance. Quelle valeur pareils mécréants accordaient-ils à la loi ? La terre, c’était ce qu’ils voulaient, comme si la simple propriété d’un carré de boue pouvait métamorphoser un paysan en hobereau.
Puis, sous les yeux de Thrower, le tableau du Nouveau Monde vira du gris au noir. Il vit qu’avec le siècle naissant la guerre gagnerait l’Amérique. Sa vision lui révéla que le roi de France enverrait au Canada cet insupportable colonel corse, Bonaparte, et que ses gens exciteraient les Rouges de la placeforte française de Détroit. Les Rouges s’abattraient sur les colons et les massacreraient ; c’étaient peut-être des rebuts, mais des rebuts anglais pour la plupart, et la vision de la sauvagerie des Rouges fit courir des frissons sur la peau de Thrower.
Pourtant, même si les Anglais l’emportaient, le résultat resterait grosso modo inchangé. L’Amérique à l’ouest des Appalachies ne deviendrait jamais terre chrétienne. Soit ces maudits papistes de Français et d’Espagnols s’en empareraient, soit les tout aussi maudits païens de Rouges la conserveraient ; sinon ce seraient les plus dépravés des Anglais qui allaient y prospérer pour y faire un pied de nez au Christ comme au Lord Protecteur. Encore tout un continent qui allait vivre dans l’ignorance du Seigneur Jésus. La vision était si terrifiante que Thrower poussa un cri, croyant que personne ne l’entendrait dans l’intimité de sa chambrette.
Mais on l’entendit.
« Pour un homme de Dieu, voilà l’œuvre d’une vie », fit quelqu’un derrière lui. Thrower se retourna d’un bloc, effrayé ; mais la voix était douce et chaleureuse, le visage aimable et âgé, et la peur de Thrower ne dura qu’un instant, malgré le fait que la porte et la fenêtre étaient toutes deux hermétiquement fermées et qu’aucun homme ordinaire n’aurait pu pénétrer chez lui.
L’inconnu faisait sûrement partie de la vision dont il venait d’être l’objet, et Thrower s’adressa à lui avec respect : « Monsieur, qui que vous soyez, j’ai vu l’avenir de l’Amérique du Nord et j’ai eu l’impression de la victoire du démon.
— Le démon remporte ses victoires, répondit l’autre, partout où les hommes de Dieu perdent courage et lui laissent le champ libre. »
Ensuite plus personne. L’inconnu avait disparu.
Thrower avait su dès cet instant ce qu’allait être l’œuvre de sa vie. Se rendre dans les régions sauvages de l’Amérique, bâtir une église de campagne et combattre le démon sur son propre terrain. Il lui avait fallu trois ans pour réunir l’argent et obtenir la permission de ses supérieurs de l’Église d’Écosse ; mais il était à pied d’œuvre aujourd’hui, et les poteaux et les poutres de son temple se mettaient en place, leur bois blanc et nu comme un reproche éclatant à la forêt obscure de la barbarie d’où on les avait tirés pour les équarrir.
Bien entendu, devant une tâche aussi magnifique en chantier, le Malin ne manquerait pas d’ouvrir l’œil. Et il paraissait évident que le premier disciple du démon dans la commune de Vigor, c’était Alvin Miller le meunier. Tous ses fils avaient beau faire acte de présence et aider à la construction du temple, Thrower savait qu’il le devait à Fidelity. La femme avait même fini par laisser entendre que son cœur penchait vers l’Église d’Écosse, bien qu’elle fût née dans le Massachusetts ; son adhésion signifierait que Thrower pouvait espérer former une congrégation… à condition d’empêcher Alvin Miller de tout saboter.
Et il saboterait sûrement. Qu’Alvin se soit senti offensé par une bévue que Thrower avait dite ou faite par mégarde, c’était une chose. Mais que la querelle porte d’emblée sur la croyance en la sorcellerie… là l’affrontement était inévitable. Les forces antagonistes avaient pris position. Thrower soutenait le camp de la science et du christianisme, face à toutes les puissances des ténèbres et de la superstition ; la nature charnelle, bestiale, de l’homme s’incarnait dans l’autre camp, et Alvin Miller en était le champion. Je ne suis qu’au début de mon tournoi au nom du Seigneur, songea Thrower. Si je ne peux vaincre ce premier adversaire, alors aucune victoire ne me sera possible.
« Pasteur Thrower ! cria David, l’aîné d’Alvin. On est prêts à hisser la poutre faîtière ! »
L’homme d’église s’élança au petit trot avant de se rappeler sa dignité et de se remettre au pas le reste du chemin. Rien dans les évangiles ne donnait à entendre que le Seigneur ait jamais couru ; il marchait, uniquement, comme il seyait à son haut rang. Évidemment, Paul avait fait des commentaires sur les bienfaits de la course à pied, mais il s’agissait d’une allégorie. Un pasteur était censé renvoyer l’image de Jésus-Christ, marcher dans Ses pas et Le représenter aux yeux des mortels. C’était le contact le plus étroit auquel parviendraient jamais ces gens avec la majesté de Dieu. Le révérend Thrower avait pour devoir d’oublier la vitalité de sa jeunesse et d’avancer du pas respectueux d’un vieil homme, malgré ses vingt-quatre ans.