Il approuva du chef.
« Alors… dites-moi donc c’que vous avez trouvé.
— Trouvé ?
— En lui tâtant les bosses. En cherchant l’intelligence. En a-t-y ?
— Il est normal. Absolument normal. Sa tête ne présente rien d’extraordinaire. »
Elle grogna. « Rien d’extraordinaire ?
— Comme je vous dis.
— Eh ben, si vous voulez mon avis, c’est ça justement qu’est extraordinaire, mais c’est pas donné au premier v’nu de s’en rendre compte. » Elle ramassa le tabouret et l’emporta, huchant Al et Cally en chemin.
Au bout d’un moment, le révérend Thrower comprit qu’elle avait raison. Personne n’était aussi parfaitement moyen. Tout le monde avait une particularité dominante. Ce n’était pas normal qu’Alvin présente un tel équilibre. Posséder tous les dons possibles qu’un crâne puisse révéler, et tous dans des proportions absolument égales. Loin d’être moyen. Al était extraordinaire, bien que Thrower n’eût aucune idée de ce qu’il en résulterait dans la vie du gamin. Touche-à-tout et bon à rien ? Ou bon à tout ?
Superstition ou pas, Thrower ne pouvait s’empêcher de s’interroger. Le septième fils d’un septième fils, une conformation crânienne ahurissante, et le miracle – il ne voyait pas d’autre mot – de la poutre faîtière. Un enfant ordinaire serait mort aujourd’hui. C’était une question de lois physiques. Mais quelqu’un ou quelque chose protégeait ce jeune garçon, et les lois physiques s’étaient abolies.
Une fois les conversations éteintes, les hommes reprirent leur travail sur le toit. La première poutre était inutilisable, bien entendu, et ils transportèrent les deux tronçons à l’extérieur. Après ce qui venait de se produire, ils n’avaient aucune envie de leur trouver un autre usage. Ils se remirent plutôt à l’ouvrage pour tailler un nouveau madrier qui fut prêt en milieu d’après-midi, puis ils remontèrent l’échafaudage, et à la tombée de la nuit tout le faîte du toit était en place. Personne ne parla de l’incident de la poutre, du moins pas en présence de Thrower. Et quand il voulut chercher le poinçon éclaté, il ne le trouva nulle part.
VII
L’autel
Alvin junior n’avait pas eu peur en voyant tomber la poutre, et il n’avait pas eu peur quand elle s’était écrasée sur le plancher de part et d’autre. Mais quand tous les grands se mirent à en faire une histoire digne du Jour de Gloire, en le serrant dans leurs bras et en discutant à voix basse, alors il prit peur. Les grands s’y entendaient pour faire des choses sans raison aucune.
Comme papa, qu’était assis sur le plancher près du feu et examinait les morceaux du poinçon éclaté, le poteau qui s’était fendu sous le poids de la faîtière pour la précipiter par terre. Quand maman était dans son état normal, ni papa ni personne ne s’amusait à ramener de gros morceaux de bois tout sales et cassés dans sa maison. Mais aujourd’hui, maman était aussi folle que papa, et quand il était arrivé chargé de ses gros éclats de bois, elle s’était baissée et elle avait roulé le tapis avant de s’écarter de son chemin.
Tous ceux qu’oubliaient de s’écarter du chemin de papa quand il faisait cette tête-là, ils étaient trop bêtes pour vivre. David et Placide avaient de la chance, eux, ils pouvaient se retirer dans leurs maisons sur leurs terres défrichées, où leurs femmes gardaient le dîner sur le feu et où ils avaient le droit de décider d’être fous ou pas. Le reste de la famille n’avait pas autant de chance. Papa et maman étaient fous, alors fallait que tout le monde suive. Aucune des filles ne se chamailla avec ses sœurs, et elles aidèrent toutes à préparer le repas puis à nettoyer sans même se plaindre une seule fois. Économe et Fortuné sortirent pour couper du bois et se charger de la traite du soir, sans même se flanquer le plus petit coup de poing dans le bras, encore moins lutter au corps à corps, à la grande déception d’Alvin junior qui devait toujours affronter le perdant et donc livrer ses plus beaux combats, car leurs dix-huit ans faisaient d’eux des adversaires de taille, contrairement aux gamins avec lesquels il se colletait d’habitude. Mesure, lui, il resta assis près du feu à tailler au couteau une grosse cuiller pour la marmite de maman, sans lever les yeux de son occupation… mais il attendait, tout comme les autres, que papa redevienne lui-même et se mette à crier contre quelqu’un.
La seule personne normale de la maison, c’était Calvin, le petit frère de trois ans. L’ennui, c’était que « normal », pour lui, ça voulait dire se traîner sur les talons d’Alvin junior comme un chaton sur les traces d’une souris. Il ne s’approchait jamais assez d’Al pour jouer avec lui, ou le toucher, ou lui parler ou n’importe quoi d’intéressant. Il se contentait d’être là, toujours à la limite de sa vision ; quand Alvin levait les yeux, c’était pour surprendre Calvin détournant les siens ou pour entrevoir sa chemise à l’instant où il se cachait derrière une porte ; et parfois, la nuit, dans le noir, il entendait une légère respiration, plus proche qu’elle n’aurait dû, ce qui indiquait que Calvin n’était pas couché dans son petit lit, mais qu’il se tenait auprès de lui, Alvin, et qu’il le regardait dormir. Personne ne semblait remarquer son manège. Depuis plus d’un an, Alvin junior ne cherchait plus à l’en dissuader. S’il s’était plaint : « M’man, y a Cally qui m’embête », maman aurait répondu : « Al junior, il t’a rien dit, il t’a pas touché, et si t’aimes pas qu’il reste sage comme une image, eh ben, tant pis pour toi, parce que moi, ça me convient parfaitement. J’aimerais que certains d’mes enfants prennent exemple sur lui. » Calvin n’était pas particulièrement normal aujourd’hui, se dit Al, c’était plutôt le reste de la famille qui se mettait à son niveau ordinaire de folie.
Papa n’arrêtait pas de fixer les bouts de bois éclatés. De temps en temps il les assemblait comme pour reconstituer la pièce d’origine. Un moment donné, il parla, sans s’énerver. « Mesure, t’es sûr d’avoir bien ramassé tous les morceaux ? »
Mesure répondit : « Jusqu’au dernier, p’pa, j’en aurais pas trouvé davantage avec un balai. J’en aurais pas trouvé davantage si je m’étais mis à quatre pattes à licher comme un chien. »
M’man écoutait, évidemment. Une fois, papa avait dit que quand m’man faisait attention, elle pouvait entendre un écureuil péter dans les bois à un demi-mille de là, au beau milieu d’une tempête, avec les filles à remuer de la vaisselle et tous les garçons à couper du bois. Alvin junior se demandait parfois si ça ne voulait pas dire que m’man connaissait davantage de sorcellerie qu’elle ne le laissait croire, parce qu’un jour il était resté assis dans les bois à moins de trois pas d’un écureuil pendant plus d’une heure, et il ne l’avait même pas entendu roter.
Bref, ce soir elle était à la maison, alors bien sûr elle entendit la question de papa, et elle entendit la réponse de Mesure ; étant aussi folle que papa, elle se mit en boule comme si Mesure venait de jurer le nom du Seigneur. « Surveille ton langage, jeune homme, parce que l’Seigneur a dit à Moïse sus la montagne : “Tes père et mère honoreras afin qu’tes jours soyent nombreux sus la terre que l’Seigneur ton Dieu t’a donnée” ; et quand tu parles effrontément à ton père, t’enlèves des jours, des semaines et même des années à ta vie, et avec ton âme impure, t’as tout à craindre s’il faut t’présenter prématurément à la barre du Jugement pour y rencontrer ton Sauveur et t’entendre dire le sort qui t’est réservé dans l’éternité ! »
Ce n’était pas tant son sort dans l’éternité que la colère de maman après lui qui inquiétait Mesure. Il n’essaya pas de prétendre qu’il n’avait pas joué au malin ou fait l’insolent – seul un idiot s’y serait risqué quand maman s’était mise en rogne. Il prit simplement un air piteux et lui demanda son pardon, sans parler de la clémence de papa et de la grande miséricorde du Seigneur. Quand maman cessa de rouspéter, le pauvre Mesure s’était déjà excusé une demi-douzaine de fois ; finalement, elle se contenta de grommeler avant de retourner à sa couture.