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Mesure regarda alors Alvin junior par en dessous et lui fit un clin d’œil.

« J’t’ai vu, dit maman, et si tu vas pas en enfer. Mesure, moi, j’adresse une pétition à saint Pierre pour qu’il t’y expédie.

— J’signerai moi-même la pétition », dit Mesure en prenant l’air soumis d’un jeune chiot qui vient de faire pipi sur la botte d’une grande personne.

« Et comment, fit maman, et tu la signeras de ton sang, en plusse, parce que, quand j’en aurai terminé avec toi, t’auras assez de blessures pour approvisionner l’année durant une dizaine de clercs en belle encre rouge. »

Alvin junior avait du mal à se retenir. La terrible menace de maman, il la trouvait drôle. Et tout en sachant qu’il jouait avec sa vie, il ouvrit les lèvres pour rire. Il savait que, s’il riait, maman lui flanquerait un bon coup de dé à coudre sur la tête, ou peut-être une bonne claque sur l’oreille, ou encore un bon coup de son petit talon sur son pied nu, ce qu’elle avait fait une fois à David le jour où il lui avait dit qu’elle aurait dû apprendre à dire non avant de se retrouver avec treize bouches à nourrir.

C’était une question de vie ou de mort. Ça faisait plus peur que la poutre faîtière, qui tout compte fait ne l’avait jamais touché ; il ne pouvait pas en dire autant de maman. Il retint donc son rire avant qu’il ne lui échappe, et à la place dit la première chose qui lui vint à l’esprit :

« Maman, fit-il. Mesure, il peut pas signer de pétition avec son sang, parce qu’il s’rait déjà mort, et les morts, ça saigne pas. »

Maman le regarda dans les yeux et elle répliqua, lentement, en détachant ses mots : « Ils saignent si j’en ai envie. »

Ça, c’était trop. Alvin junior éclata de rire. La moitié des filles en firent alors autant. Mesure suivit le mouvement. Et maman finit par s’y mettre elle aussi.

Ils rirent et rirent tous à en pleurer, et maman expédia son monde au lit, à l’étage, y compris Alvin junior.

La surexcitation donnait à Alvin l’illusion de pouvoir se permettre toutes les audaces, et il n’avait pas encore compris qu’il fallait parfois savoir se retenir. Il se trouva que Matilda, seize ans et qui se prenait pour une dame, montait l’escalier juste devant lui. Personne n’aimait marcher derrière Matilda : elle avançait à pas tellement affectés et distingués ! Mesure disait toujours qu’il préférerait faire la queue derrière la lune, parce qu’elle avançait plus vite. Pour l’instant, les fesses de Matilda se balançaient à hauteur des yeux d’Al junior ; il pensa à ce que Mesure disait à propos de la lune et reconnut que le postérieur de sa sœur en avait tout à fait la rondeur, puis il se demanda quel effet ça ferait de toucher la lune : est-ce que ce serait dur comme une carapace de scarabée ou tout mou comme une limace ? Et quand un petit garçon de six ans, déjà rempli d’audace, se met pareille idée en tête, il ne se passe pas une demi-seconde avant que son doigt ne s’enfonce d’une bonne moitié dans la chair délicate.

Matilda savait rudement bien crier.

Al aurait pu écoper d’une claque immédiate, mais Économe et Fortuné, qui le suivaient, virent la scène et se moquèrent tellement de Matilda qu’elle se mit à pleurer avant de grimper les marches deux par deux, en oubliant ses manières de dame. Économe et Fortuné portèrent Alvin jusqu’en haut de l’escalier en le soulevant entre eux, si haut qu’il en avait le vertige, et en chantant la vieille chanson sur saint Georges qui terrasse le dragon, mais dans une nouvelle version consacrée à saint Alvin, où l’épée qui frappait le monstre un millier de fois et qui ne fondait pas dans le feu devenait le doigt. Même Mesure ne put s’empêcher de rire.

« C’est une vilaine chanson, très vilaine ! » cria Mary, dix ans, qui montait la garde devant la porte des grandes filles.

« Vous feriez mieux d’arrêter d’chanter ça, fit Mesure, avant qu’maman vous entende. »

Alvin junior n’avait jamais compris pourquoi maman n’aimait pas cette chanson, mais il était vrai que les garçons évitaient de la chanter quand elle se trouvait à portée d’oreille. Les jumeaux se turent et gravirent l’échelle du grenier. À ce moment, la porte de la chambre des grandes s’ouvrit brusquement et Matilda, les yeux rouges d’avoir pleuré, passa la tête pour brailler ; « Vous l’regretterez !

— Ooh, je r’grette, je r’grette », gémit Fortuné d’une petite voix aiguë.

Alors seulement, Alvin se souvint que lorsque les filles voulaient exercer des représailles, c’était surtout lui qu’elles prenaient pour cible. Calvin restait le bébé à leurs yeux, il ne craignait donc pas grand-chose ; les jumeaux étaient plus âgés et plus grands, et ils se quittaient rarement. Quand elles se mettaient en boule, Alvin était donc le premier exposé à leur terrible colère. Matilda avait seize ans, Béatrice quinze, Elizabeth quatorze, Anne douze, Mary dix, et harceler Alvin leur plaisait à toutes davantage que la quasi totalité des autres distractions permises par la Bible. Un jour qu’elles l’avaient tourmenté au-delà du supportable et que seuls les bras puissants de Mesure l’avaient retenu de commettre, sous l’emprise de la fureur, un meurtre avec une fourche à foin, son frère avait affirmé que l’enfer devait sûrement réserver pour supplice à un homme de vivre dans la même maison que cinq femmes, chacune à peu près deux fois grande comme lui. Depuis lors, Alvin s’était demandé quel péché il avait commis avant de naître pour mériter de grandir à moitié maudit dès le départ.

Il entra dans la petite chambre qu’il partageait avec Calvin et s’assit, attendant que Matilda vienne le tuer. Mais elle tardait à se montrer et il comprit qu’elle devait patienter jusqu’à ce que toutes les bougies soient éteintes, afin que personne ne sache laquelle des sœurs s’était glissée auprès de lui pour le zigouiller. Dieu savait qu’il leur avait fourni plus d’une raison de souhaiter sa mort, rien que dans les deux derniers mois. Il essayait de deviner si elles allaient l’étouffer sous l’oreiller en duvet d’oie de Matilda – ce serait la première fois qu’il aurait le droit d’y toucher – ou s’il allait périr le cœur transpercé par les précieux ciseaux à couture de Béatrice, quand il sentit brutalement que s’il ne sortait pas dans les vingt-cinq secondes pour se rendre aux cabinets, il allait en avoir plein le pantalon.

Les cabinets étaient occupés, comme de juste, et Alvin eut beau trépigner et s’égosiller trois minutes durant devant la porte, elle resta obstinément close, il lui vint à l’idée qu’il s’agissait peut-être de l’une des filles, auquel cas c’était le plan le plus diabolique qu’elles aient jamais conçu : l’empêcher d’utiliser les cabinets, sachant qu’il avait peur d’aller dans les bois après la tombée de la nuit. Une vengeance horrible. S’il se souillait, il aurait tellement honte qu’il serait probablement forcé de changer de nom et de se sauver ailleurs ; c’était bien pire qu’un coup de doigt dans les fesses. Pareille injustice le rendait aussi fou qu’un bison constipé.

Tellement fou qu’il en vint à la menace suprême : « Si tu sors pas, j’fais juste devant la porte, et pis tu marcheras d’dans en partant ! »

Il attendit, mais l’occupant des lieux ne lui retourna pas la réplique traditionnelle : « Si tu fais ça, j’te f’rai licher ma chaussure pour la nettoyer », et Al se dit pour la première fois que la personne à l’intérieur n’était peut-être pas l’une de ses sœurs, après tout. Sûrement pas l’un des garçons non plus. Ça ne laissait que deux possibilités, chacune plus effrayante que l’autre. Al s’en voulait tellement qu’il s’abattit le poing sur la tête, sans y trouver de soulagement. Papa lui flanquerait probablement une raclée, mais avec maman, ça serait pire. Elle lui sonnerait les cloches, ce qui n’était déjà pas rien, mais si elle était vraiment de mauvaise humeur, elle prendrait sa figure glaciale et dirait d’une voix douce : « Alvin junior, j’avais espoir qu’au moins l’un d’mes garçons serait d’un naturel bien élevé, mais j’constate aujourd’hui que j’ai vécu en pure perte », ce qui le plongeait toujours dans un état de dépression extrême, proche, selon lui, de la mort.