L’Homme leva son couteau d’acier luisant, posa la lame contre la paume de son autre main… et coupa. Alvin vit le sang vermeil miroitant couler de la blessure, ruisseler le long de l’avant-bras et, au niveau du coude, s’égoutter sur le plancher. Mais quatre gouttes n’étaient pas tombées qu’une vision lui apparut en esprit. Il voyait la chambre de ses sœurs, il la reconnaissait, pourtant elle était différente. Les lits étaient très hauts et ses sœurs des géantes ; il ne distinguait que d’immenses pieds et jambes. Puis il comprit qu’il voyait la chambre par les yeux d’une minuscule créature. Les yeux d’un cancrelat. Dans sa vision il courait à toute allure, poussé par la faim, sans éprouver la moindre peur, sachant que s’il parvenait à atteindre ces pieds, ces jambes, il trouverait à manger, autant qu’il en voudrait. Alors il se dépêchait, il grimpait, il galopait en tous sens, il cherchait. Mais il n’y avait pas de nourriture, pas une miette, et voilà que des mains monstrueuses fondaient pour le balayer brutalement, puis une ombre immense, gigantesque, s’étendit sur lui, et il connut l’affreuse, l’atroce agonie de la mort par écrasement.
Non pas une fois, mais plusieurs, des douzaines de fois l’espoir de nourriture, l’assurance de ne courir aucun danger, puis la désillusion – rien à manger, rien du tout – et après la désillusion, la terreur, la mutilation et la mort. Chacune de ces petites vies confiantes trahie, broyée, martyrisée.
Puis, dans sa vision, il fut l’un des rescapés, un de ceux qui échappèrent au piétinement des formidables bottes en se réfugiant sous les lits, dans les fissures des murs. Il fuyait la chambre de mort, mais il ne retournerait pas à côté, dans la pièce refuge, parce qu’elle ne constituait plus un refuge. C’était de là que venaient les mensonges. C’était le repaire du traître, du menteur, du tueur qui les avait envoyés se faire massacrer. Cette vision était muette, bien entendu. Il ne pouvait y avoir de mots, de pensées lucides dans un cerveau de cancrelat. Mais Al, lui, disposait des mots et il était capable de pensée ; il savait mieux que n’importe lequel des insectes ce qu’on leur avait mis dans la tête. On leur avait promis monts et merveilles, on leur avait donné des assurances, et ce n’était que mensonge. La mort terrifiait, oui, fuir cette chambre ; mais l’autre chambre recelait pire que la mort – le monde n’y avait plus de sens, il pouvait y arriver n’importe quoi, la confiance n’y existait pas, la certitude non plus. Une zone d’épouvante. L’horreur.
Puis la vision disparut. Alvin, assis dans son lit, se pressait les mains sur les yeux, sanglotant de désespoir. Ils ont eu mal, pleurait-il en silence, ils ont eu mal et c’est moi qui leur ai fait ça, je les ai trahis. C’est ce que l’homme-lumière est venu me montrer. Ils m’ont fait confiance, mais ensuite je les ai trompés et je les ai envoyés à la mort. J’ai commis un meurtre.
Non, pas un meurtre ! On n’a jamais entendu dire que c’était un meurtre de tuer des cancrelats. Personne au monde irait raconter une chose pareille.
Mais ça ne comptait pas, ce que les autres pensaient, Al le savait. L’homme-lumière était venu lui montrer qu’un meurtre était un meurtre.
À présent il était parti. La lumière avait quitté la chambre et, quand Al ouvrit les yeux, il n’y avait personne d’autre dans la pièce que Cally, profondément endormi. Trop tard, même pour demander pardon. Malheureux comme les pierres. Al junior referma les yeux et pleura de plus belle.
Combien de temps pleura-t-il ? Quelques secondes ? Ou bien s’était-il assoupi, et n’avait-il pas senti passer le temps ? Aucune importance : la lumière revint. Une fois encore elle entra en lui, non par ses yeux mais en le pénétrant jusqu’au cœur, dans un murmure apaisant. Alvin ouvrit à nouveau les paupières et regarda le visage de l’homme-lumière, attendant qu’il parle. Comme il ne disait rien, Alvin jugea que c’était à lui de commencer ; alors il balbutia quelques mots, si dérisoires comparés aux sentiments qui alourdissaient son cœur : « Je m’excuse, je l’referai plus, je…»
Il bredouillait, il le savait, il ne s’entendait même pas parler, tellement il était bouleversé. Mais la lumière se fit un instant plus éclatante et il perçut une question dans son esprit. Aucune parole n’avait été prononcée, notez bien, mais il savait que l’homme-lumiere voulait l’entendre dire de quoi il s’excusait.
Et en y réfléchissant, Alvin n’avait plus aucune certitude sur ce qui était mal. Ce n’était pas l’acte de tuer en lui-même – on risquait de mourir de faim si on n’abattait pas un cochon de temps en temps, et ce n’était guère un meurtre pour une belette d’attraper une souris, pas vrai ?
Puis la lumière insista de nouveau, et il eut une autre vision. Pas de cancrelats, cette fois-ci. Il avait maintenant en esprit l’image d’un homme rouge, agenouillé devant un daim, lui demandant de s’approcher et de mourir ; le daim s’approchait, tout tremblant et les yeux grands ouverts, comme lorsqu’ils sont terrorisés. Il savait qu’il allait à la mort. Le Rouge lui décocha une flèche qui resta fichée, frémissante, dans le flanc de l’animal. Le daim flageola sur ses pattes. Il s’écroula. Et Alvin savait que cette vision n’était pas entachée de péché parce que tuer et mourir faisaient l’un et l’autre partie de la vie. Le Rouge n’avait pas démérité, le daim non plus, et tous deux avaient obéi à leur nature.
Si le mal qu’il avait commis, ce n’était pas la mort des cancrelats, c’était quoi alors ? Le pouvoir qu’il détenait ? Son talent à imposer sa volonté aux choses, à les faire se briser à un endroit précis, à comprendre comment elles devaient se mettre en place et à les y aider ? Il avait trouvé ça plutôt pratique de fabriquer et de réparer les objets que tout petit garçon fabrique et répare quand il vit à la dure. Il pouvait assembler les deux morceaux d’un manche de houe cassé, les ajuster si serré que ça tenait indéfiniment, sans colle ni clou. Ou deux morceaux de cuir déchiré, il n’avait même pas besoin de les coudre ; et quand il nouait une ficelle ou une corde, le nœud ne se relâchait pas. C’était ce même talent qu’il avait utilisé avec les cancrelats. En leur faisant comprendre comment les choses devaient être ; après quoi ils avaient fait ce qu’il voulait. C’était ça, son péché : son talent ?
L’homme-lumière entendit sa question avant même qu’il ait trouvé les mots pour la poser. Une nouvelle flambée de clarté amena une autre vision. Cette fois, il se voyait appuyer les paumes contre une pierre, et la pierre fondait comme du beurre à leur contact, prenait exactement la configuration qu’il désirait, en un bloc bien lisse qui se détachait du flanc de la montagne pour rouler, boule parfaite, sphère idéale, et grossir de plus en plus jusqu’à devenir un véritable monde, à l’exacte forme initialement donnée par ses mains, où des arbres et de l’herbe surgissaient du sol, où des animaux couraient, bondissaient, volaient, nageaient, rampaient et creusaient à la surface, au-dessus et à l’intérieur du globe minéral qu’il avait façonné. Non, ce pouvoir n’était pas effrayant, mais magnifique, pourvu qu’il sache l’employer.
Bon, alors, si c’est pas d’avoir donné la mort et si c’est pas de m’être servi de mon talent, qu’est-ce que j’ai fait de mal ?
Cette fois-ci, l’homme-lumière ne lui montra rien. Cette fois-ci, Alvin ne vit pas d’explosion de lumière, il n’y eut pas la moindre vision. La réponse vint toute seule, non pas de l’Homme mais du profond de lui-même. Une seconde plus tôt, il se trouvait trop bête pour jamais comprendre sa propre méchanceté et, d’un coup, elle lui apparaissait dans toute son évidence.
Ce n’était pas la mort des cancrelats, ni le fait de les avoir envoyés se faire tuer. Mais d’avoir agi ainsi dans le seul but de satisfaire un caprice personnel. Il leur avait dit que c’était pour leur bien, mais il avait menti pour son seul bénéfice à lui, Alvin. Il avait encore plus mal agi envers ses sœurs qu’envers les cancrelats, afin de pouvoir se tordre de rire dans son lit, ravi d’avoir pris sa revanche…