Выбрать главу

L’homme-lumière entendit les pensées dans l’âme d’Alvin, mais oui, parfaitement, et Al junior vit jaillir de son œil étincelant un feu qui vint le frapper au cœur. Il avait deviné juste. Il avait raison.

Alvin fit donc la promesse la plus solennelle de toute son existence, là, à cet instant précis. Il possédait un talent et il s’en servirait, mais ce talent imposait des règles, des règles qu’il respecterait dût-il y perdre la vie. « Je m’en servirai jamais plus pour moi tout seul », dit Alvin junior. Et quand il prononça ces paroles, il eut l’impression que son cœur était en feu, tellement ça lui chauffait à l’intérieur.

L’homme-lumière disparut à nouveau.

Alvin se rallongea, se glissa sous les couvertures, épuisé d’avoir pleuré, fatigué mais soulagé. Il avait mal agi, c’était vrai. Mais tant qu’il tiendrait sa promesse, tant qu’il n’utiliserait son talent que pour aider les autres et jamais, jamais, pour son propre compte, alors il serait un bon garçon et n’aurait aucune raison d’avoir honte. Il se sentait l’esprit léger comme au sortir d’une fièvre, et c’était exactement ça : on l’avait guéri de la méchanceté qui avait un instant germé en lui. Il se revit en train de rire alors qu’il venait d’apporter la mort pour son plaisir et il éprouva des remords, mais des remords atténués, adoucis, parce qu’il savait qu’une telle erreur ne se reproduirait jamais.

Tandis qu’il reposait, Alvin sentit encore la lumière envahir la chambre. Mais cette fois, elle ne provenait pas d’une source unique. Nullement de l’homme-lumière. Cette fois, quand il ouvrit les yeux, il s’aperçut que la lumière sortait de lui-même. Ses mains brillaient, sa figure devait rayonner comme celle de l’homme-lumière. Il rejeta ses couvertures et vit que tout son corps irradiait une clarté si éblouissante qu’il supportait difficilement de se regarder et supportait encore moins de regarder ailleurs. C’est moi ? se demanda-t-il.

Non, pas moi. Je brille comme ça parce que j’ai à mon tour quelque chose à faire. Tout comme l’homme-lumière a fait quelque chose pour moi, j’ai quelque chose à faire aussi. Mais je suis censé le faire pour qui ?

L’homme-lumière réapparut au pied de son lit, mais il n’était plus lumineux. Al junior s’aperçut alors qu’il le connaissait. Il s’agissait de Lolla-Wossiky, ce Rouge borgne imbibé de whisky qui s’était fait baptiser quelques jours plus tôt, encore affublé des vêtements de Blanc qu’on lui avait donnés pour sa conversion. Grâce à la lumière qu’il avait maintenant en lui, Alvin voyait avec plus d’acuité que jamais. Il vit que ce n’était pas l’alcool qui empoisonnait ce pauvre homme rouge, ni son œil perdu qui l’estropiait. C’était quelque chose de plus obscur, qui se développait comme une moisissure à l’intérieur de sa tête.

L’homme rouge fit trois pas et s’agenouilla près du lit, son visage à courte distance de celui d’Alvin.

Qu’est-ce que tu veux de moi ? Qu’est-ce que je dois faire ?

Pour la première fois, l’homme ouvrit les yeux et parla. « Guéris tout », dit-il. Très vite, Alvin se rendit compte que l’homme s’était exprimé dans sa langue rouge – du shawnee, il s’en souvenait, les grandes personnes l’avaient dit au moment du baptême. Mais Al l’avait comprise aussi facilement que l’anglais du Lord Protecteur lui-même. Guéris tout.

Eh ben, c’était justement le talent d’Al, pas vrai ? Réparer, remettre dans l’état normal. L’ennui, c’est qu’il ne comprenait pas très bien comment il faisait ça et ne voyait pas du tout comment réparer quelque chose de vivant.

Mais peut-être qu’il n’avait pas besoin de comprendre. Peut-être qu’il lui suffisait d’agir. Il leva donc la main, l’avança avec une extrême prudence et toucha la joue de Lolla-Wossiky, sous l’orbite vide. Non, ce n’était pas comme ça. Il redressa un doigt jusqu’à ce qu’il entre en contact avec la paupière flasque derrière laquelle aurait dû se trouver l’autre œil de l’homme rouge. Oui, pensa-t-il. Guéris.

L’air crépita. La lumière se chargea d’étincelles. Al sursauta et retira la main.

Toute la lumière avait quitté la chambre. Seul le clair de lune entrait par la fenêtre. Ne restait même pas la moindre lueur pour rappeler l’éclat de tout à l’heure. Exactement comme s’il venait de s’éveiller d’un rêve, le rêve le plus intense qu’il ait jamais fait.

Il fallut une minute aux yeux d’Alvin pour recouvrer une vision claire. Ça n’était pas un rêve, aucun doute là-dessus. Parce qu’il y avait l’homme rouge, qui avait été l’homme-lumière. On ne rêve pas quand on a un Rouge agenouillé auprès de son lit, que des larmes lui coulent de son seul œil valide et que l’autre, celui qu’on a touché…

La paupière était toujours détendue, elle pendait sur du vide. L’œil n’avait pas été guéri. « Ç’a pas marché, murmura Alvin. J’m’excuse. »

C’était affreux ; l’homme-lumière l’avait sauvé d’une méchanceté sans nom, et lui, il n’avait rien fait en retour. Mais l’homme rouge ne lui adressa pas le moindre reproche. Il préféra tendre les bras et saisir les épaules nues d’Alvin dans ses grandes mains puissantes pour l’attirer à lui et lui planter sur le front un gros baiser appuyé, comme un père embrasse son fils, comme deux frères, comme de véritables amis à la veille de leur mort. Ce baiser et tout ce qu’il contenait – d’espoir, de pardon, d’amour –, il ne l’oublierait jamais, jura silencieusement Alvin.

Lolla-Wossiky bondit sur ses pieds. Avec l’agilité d’un jeune homme, et non l’hésitation titubante de l’ivresse. Changé, il était changé, et Alvin s’avisa que peut-être il lui avait vraiment guéri ou remis en place quelque chose, quelque chose de plus profond que ses yeux. Corrigé de son penchant pour le whisky, peut-être.

Mais si c’était vrai. Al savait qu’il n’en avait pas le mérite ; le mérite en revenait à la lumière qui l’avait un moment pénétré. Le feu qui l’avait réchauffé sans brûler.

L’homme rouge s’élança vers la fenêtre, enjamba prestement le rebord, resta suspendu un instant par les mains, puis disparut. Alvin n’entendit même pas ses pieds toucher le sol au-dehors, tellement il était silencieux. Comme les chats dans la grange.

Combien de temps tout ça avait-il duré ? Des heures et des heures ? Le jour allait bientôt se lever ? Ou bien ne s’était-il écoulé que quelques secondes depuis qu’Anne avait chuchoté dans son oreille et que la famille s’était calmée ?

Ça n’avait pas une grande importance. Alvin ne pouvait pas dormir, pas maintenant, pas après tout ce qui venait de se passer. Pourquoi il lui avait rendu visite, cet homme rouge ? Qu’est-ce que ça voulait dire, tout ça, la lumière à l’intérieur de Lolla-Wossiky qui était ensuite passée en lui ? Il ne pouvait pas rester au lit comme ça, complètement ahuri. Il se leva donc, enfila sa chemise de nuit à toute vitesse et se glissa hors de sa chambre.

Une fois dans le couloir, il entendit parler au rez-de-chaussée. Maman et papa étaient encore debout. Son premier mouvement fut de se précipiter en bas pour leur raconter ce qui lui était arrivé. Mais il remarqua alors le ton de leurs voix. Colère, angoisse, des voix bouleversées. Pas le bon moment pour arriver avec une histoire de rêve. Même si Alvin savait qu’il ne s’agissait pas du tout d’un rêve mais de la réalité, eux la traiteraient comme tel. Et maintenant qu’il avait l’esprit lucide, il n’était plus question de leur raconter… leur raconter quoi ? qu’il avait envoyé les cancrelats dans la chambre de ses sœurs ? Les épingles, le doigt dans les fesses, les menaces ? Il faudrait leur en parler aussi, même si ça lui semblait remonter à des mois, à des années. Rien de tout ça n’avait d’importance maintenant, à côté du vœu qu’il avait prononcé et de l’avenir qu’il se voyait réservé, mais c’en aurait pour papa et maman.