Выбрать главу

« Ma fille, j’préfère t’entendre dire mille vérités qui blessent l’oreille plutôt qu’une menterie qui la flatte », fit-il, puis il se pencha et la badine s’abattit sur les cuisses de Peggy. Tchac, tchac, tchac, elle compta chacun des coups et ils la blessèrent jusqu’au cœur, tous, tant elle y sentait de colère. Pire encore, elle avait conscience d’une injustice, parce que la flamme de vie de papa s’embrasait en fait pour un tout autre motif, comme d’habitude. L’aversion de papa pour le mal trouvait toujours sa source dans les replis les plus secrets de sa mémoire. C’était quelque chose d’embrouillé et de confus que la petite Peggy ne comprenait pas vraiment ; d’ailleurs papa lui-même ne s’en souvenait pas bien. Il s’agissait d’une dame et ce n’était pas maman, voilà tout ce que Peggy voyait clairement. À chaque fois que quelque chose allait de travers, papa pensait à la dame : quand Missy était morte sans raison aucune, quand la vérole avait emporté l’autre bébé, lui aussi prénommé Missy, quand la grange avait brûlé, et puis quand une vache avait crevé ; tout ce qui allait de travers le faisait penser à cette dame. Il se mettait alors à discourir sur son horreur du mal, et dans ces moments-là, la badine volait bas et les coups pleuvaient dru.

Je préfère entendre mille vérités qui blessent, c’était ce qu’il avait dit, mais la petite Peggy savait qu’il y avait une vérité qu’il refuserait toujours d’entendre ; alors elle la gardait pour elle. Jamais elle ne la lui jetterait à la figure, dût-il la battre à en casser sa badine, parce qu’à la seule idée de parler de la dame, la vision de son père mort s’emparait d’elle, et elle souhaitait ne jamais assister à pareil spectacle pour de vrai. En plus, la dame qui hantait la flamme de vie de son père, elle ne portait pas de vêtements, et la petite Peggy savait qu’elle ne couperait pas au fouet si elle parait de gens tout nus.

Elle subit donc son châtiment et pleura jusqu’à sentir le nez lui couler dans la bouche. Papa quitta aussitôt la pièce et maman revint préparer le petit déjeuner du forgeron, des hôtes et des employés, mais ni l’un ni l’autre n’adressa la parole à Peggy, comme s’ils ne faisaient même pas attention à elle. Ses pleurs redoublèrent, en débit et en intensité, mais en pure perte. Finalement, elle prit Bugy dans la corbeille à ouvrage et, d’un pas raide, elle sortit pour se rendre à la cabane de grandpapa qu’elle réveilla sans attendre.

Il écouta son histoire, comme d’accoutumé.

« J’la connais, la Reine sanglante, dit-il, et j’y ai bien dit cinquante fois, à ton papa, d’y tordre le cou, à c’te poule, qu’on n’en parle plus. Cet oiseau-là, il est bredin. Quasiment toutes les semaines la folie lui prend et elle casse tous ses œufs, même ceux-là qui sont prêts à éclore. Elle tue ses poussins. Faut être fou pour tuer ses propres petits.

— Moi, papa, l’a failli m’tuer, gémit la petite Peggy.

— Y m’semble que si t’arrives encore à marcher, c’est pas si grave que ça.

— J’marche pus très bien.

— Non, m’est avis qu’tu vas rester estropiée pour l’restant de tes jours, dit grandpapa. Mais j’vais te dire, j’ai l’impression que ton papa et ta maman sont surtout en colère l’un après l’autre. Alors, tu pourrais p’t-être t’éclipser quelques heures ?

— J’aimerais pouvoir me changer en oiseau et m’envoler.

— À défaut, dit grandpapa, l’mieux, c’est d’avoir une cache secrète où personne aura idée d’aller t’chercher. Tu connais un endroit comme ça ? Non, me dis rien ! Ça gâche tout, si t’en parles, même à une seule personne. T’y vas et t’y restes un moment. Faut qu’ce soye un endroit sûr ; pas dans la forêt, un Rouge pourrait t’chiper tes beaux cheveux ; pas en hauteur, tu risquerais de tomber ; et pas une cachette trop p’tite où tu resterais coincée.

— C’est grand, c’est pas haut et c’est pas dans la forêt, dit la petite Peggy.

— Alors, faut que t’y ailles, Maggie. »

La petite Peggy fit la grimace, comme à chaque fois que grandpapa l’appelait ainsi. Elle brandit Bugy au-dessus d’elle et, prenant la voix de fausset de sa poupée, elle couina : « Son nom, c’est Peggy !

— Faut que t’y ailles… Piggy… si tu préfères…»

La petite Peggy balança Bugy en plein dans le genou de grandpapa.

« Un d’ces jours, Bugy fera ça une fois de trop, elle se pétera quelque chose et elle en mourra », dit grandpapa.

Mais Bugy dansait sous son nez et insistait : « C’est pas Piggy le petit cochon, c’est Peggy !

— D’accord, Peggy. Alors tu vas dans ta cache secrète, et si on m’dit : “Faut retrouver la p’tite”, j’répondrai : “J’sais où elle est. Elle reviendra toute seule quand elle s’ra décidée.” »

La petite Peggy se précipita vers la porte de la cabane, puis s’arrêta net et se retourna : « Grandpapa, t’es la grande personne la plus gentille du monde.

— C’est pas l’avis de ton père, par rapport à une autre badine dont j’ai usé et abusé. Et maintenant, file ! »

Elle s’arrêta encore une fois au moment de refermer la porte. « T’es la seule grande personne de gentille ! » Elle avait crié très fort, dans le vague espoir que sa voix avait porté jusque dans la maison. Puis elle se mit en route, coupa à travers le jardin, dépassa le pré aux vaches, grimpa la colline, pénétra dans le bois et suivit le chemin qui conduisait à la resserre de la source.

II

Le chariot

Ils avaient un bon chariot, ces gens-là, et deux bons chevaux pour le tirer. On aurait même pu les croire prospères, car ils s’enorgueillissaient de six solides garçons, dont l’aîné avait atteint sa taille adulte et les deux derniers, des jumeaux, bénéficiaient à douze ans d’une étonnante vigueur due à leurs éternelles empoignades au corps à corps. Sans parler d’une grande fille et de toute une ribambelle de petites. Une famille nombreuse. L’air prospère, même quand on ignorait que moins d’une année plus tôt ils possédaient un moulin et habitaient une maison spacieuse au bord de l’eau dans le West Hampshire. Ils avaient dégringolé dans l’échelle sociale, assurément, et ce chariot constituait le seul bien qui leur restait. Mais l’espoir les soutenait tandis qu’ils cheminaient à travers l’Hio, vers l’ouest, vers les vastes étendues de terres qui ne demandaient qu’à être prises. Pour une famille aussi généreusement pourvue de reins solides et de mains habiles, ce serait forcément une bonne terre, tant que les conditions climatiques les épargneraient, que les Rouges ne les harcèleraient pas et que tous les banquiers et hommes de loi resteraient en Nouvelle-Angleterre.

Le père était grand et fort, un peu gagné par la graisse, ce qui n’avait rien de surprenant car un meunier ne s’active guère de toute la journée. Cette mollesse à la taille ne résisterait pas à une année de ferme en pleine forêt. Il ne s’en inquiétait pas, en tout cas, travailler dur ne lui faisait pas peur. Pour l’heure, ce qui le tracassait, c’était sa femme, Fidelity. Elle arrivait à terme pour le bébé, il le savait. Non pas qu’elle le lui ait annoncé ouvertement. Les femmes ne parlent pas de ces choses-là avec les hommes. Mais il savait à quel point elle était grosse et depuis combien de mois. Et puis, profitant de la halte de midi, elle lui avait chuchoté : « Alvin Miller, si on trouve une auberge en chemin, ou même un bout d’cabane délabrée, je m’reposerais bien un peu. » Pas besoin d’avoir étudié la philosophie pour comprendre. Et après six garçons et six filles, il aurait fallu l’intelligence d’une brique pour ne pas saisir de quoi il retournait.

Aussi envoya-t-il l’aîné de ses gars, Vigor, courir en avant sur la route pour reconnaître le terrain.