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Aussi longea-t-il le couloir et descendit-il l’escalier sur la pointe des pieds, s’avançant assez près pour écouter mais restant assez loin, caché par l’angle de la cloison, pour ne pas être vu.

Au bout de quelques minutes, il oublia cette dernière précaution. Il reprit doucement sa descente, jusqu’à ce qu’il puisse regarder dans la grande pièce. Papa était assis par terre, entouré de morceaux de bois. Al junior s’étonna que papa soit encore occupé à examiner le poinçon, même après être monté pour tuer les cancrelats, même après tout ce temps passé. Il se penchait en avant à présent, le visage enfoui dans les mains. Maman se tenait agenouillée devant papa, séparée de lui par les plus gros des morceaux de bois.

« Il est vivant, Alvin, dit maman. Tout l’restant, ça vaut pas la peine qu’on s’en inquiète. »

Papa releva la tête pour la regarder. « C’est l’eau qui s’est infiltrée dans l’arbre et qu’y a gelé et fondu, bien avant qu’on l’abatte. Et comme par adon, on l’a coupé pour qu’la flache se voye pas du dehors. Mais en d’dans, y avait des cassures à trois endroits, qu’attendaient que l’poids d’la faîtière. C’est l’eau qu’a fait ça.

— L’eau, fit maman, et il y avait de la dérision dans sa voix.

— Ça fait quatorze fois que l’eau essaye de l’tuer.

— Les gosses, il leur arrive tout l’temps des histoires.

— La fois où que t’as glissé sus l’plancher mouillé pendant que tu l’portais dans les bras. La fois où qu’David a renversé l’chaudron d’eau bouillante. Les trois fois où qu’il s’est perdu et qu’on l’a retrouvé au bord d’la rivière. L’hiver dernier, quand la glace s’est rompue sus la Tippy-Canoe…

— Tu crois qu’il est l’premier drôle à tomber dans l’eau ?

— L’eau empoisonnée qui l’a fait rendre du sang. L’bison fou furieux plein d’boue qui l’a chargé dans l’pré…

— Plein d’boue. Tout l’monde sait qu’les bisons se vautrent dans la gadouille comme les cochons. Ç’avait rien à voir avec l’eau. »

Papa frappa violemment le plancher du plat de la main. Le claquement résonna comme un coup de feu à travers la maison. Il fit sursauter maman qui, bien entendu, leva les yeux du côté de l’escalier, du côté des enfants endormis. Alvin junior regrimpa précipitamment quelques marches et attendit, hors de vue, qu’elle lui ordonne de retourner au lit. Mais elle ne devait pas l’avoir aperçu, parce qu’elle ne cria pas et que personne ne monta le chercher. Quand il redescendit à pas de loup, ils continuaient sur le même sujet, à voix plus basse toutefois.

Papa chuchotait, mais ses yeux jetaient des flammes. « Si tu t’figures que ç’a rien à voir avec l’eau, alors c’est toi qu’es folle. »

Maman avait maintenant son visage de glace. Alvin junior le connaissait bien – c’était l’air le plus en colère que maman avait à sa disposition. Pas de claques, dans ces cas-là, pas de gronderie. Rien que la froideur et le silence ; et quand l’un des enfants avait droit à ce traitement, il ne tardait pas à souhaiter la mort et les tortures de l’enfer ; là au moins, il y ferait plus chaud.

Avec papa, elle ne resta pas silencieuse, mais sa voix était horriblement froide. « L’Sauveur a bien bu l’eau du puits du Samaritain.

— Autant que je m’souvienne, il est pas tombé d’dans, lui », répliqua papa.

Alvin junior se revit cramponné au seau du puits, chutant dans le noir jusqu’à ce que la corde se bloque dans le treuil et que le seau s’arrête au ras de l’eau, où il se serait à coup sûr noyé. On lui avait dit qu’il avait moins de deux ans quand ça s’était produit, mais il lui arrivait encore de rêver des pierres qui garnissaient l’intérieur du trou, de plus en plus sombre au fil de sa descente. Dans ses rêves, le puits faisait dix milles de profondeur, et il y tombait éternellement avant de se réveiller.

« Alors, réfléchis à c’que j’te dis, Alvin Miller, toi qui crois connaître les Écritures. »

Papa voulut protester qu’il ne croyait rien de tel…

« L’diable lui-même a dit au Seigneur dans l’désert que les anges soulèveraient Jésus, de crainte qu’y s’cogne le pied contre un caillou.

— J’vois pas c’que ça vient faire avec l’eau…

— C’que j’vois, moi, c’est que si je t’ai épousé pour ta cervelle, j’me suis bel et bien fait avoir. »

Le visage de papa vira au rouge. « Me traite pas d’niaiseux, Fidelity. Je sais c’que j’sais et…

— Il a un ange gardien, Alvin Miller. Y a quelqu’un qui veille sus lui.

— Toi et tes Écritures. Toi et tes anges…

— Alors dis-moi donc pourquoi, malgré ces quatorze accidents, il a jamais eu plusse qu’une égratignure au bras. Combien y en a, des gamins qu’arrivent à six ans sans s’blesser une seule fois ? »

Le visage de papa prit une expression étrange, il se déforma légèrement, comme s’il avait beaucoup de peine à parler. « J’te dis qu’y a quelque chose qui veut sa mort. Je l’sais.

— T’en sais rien du tout. »

Papa répéta plus lentement encore, mâchant ses mots comme si chacun d’eux lui causait une douleur : « Je l’sais. »

Il avait tellement de mal à s’exprimer que maman s’empressa de lui reprendre la parole. « S’il existe un complot diabolique pour le tuer – c’est pas c’que j’dis, note bien – alors le ciel dispose d’un plan encore plus puissant pour le protéger. »

Soudain, papa n’éprouva plus aucune difficulté à parler. Il cessa simplement d’essayer de dire ce qui ne voulait pas sortir, et Alvin junior se sentit déçu, comme devant quelqu’un qui aurait crié pouce avant même d’être mis à terre. Mais il savait, à la seconde exacte où il le pensait, que son papa n’aurait pas abandonné comme ça à moins d’une force terrible pour le réduire au silence. Papa était costaud, il n’avait rien d’un lâche. Et de le voir ainsi, eh bien, ça faisait peur au jeune garçon. Le petit Alvin savait que ses parents discutaient de lui et, même sans comprendre la moitié de ce qu’ils racontaient, il savait que papa prétendait que quelqu’un voulait sa mort à lui, Alvin junior ; mais quand il voulait donner sa vraie preuve, celle qui lui avait ouvert les yeux, quelque chose lui fermait la bouche et le rendait muet.

Al junior savait aussi, intuitivement, que ce qui avait pu retenir papa était l’exact contraire de la clarté éblouissante qui les avait envahis durant la nuit, l’homme-lumière et lui. Il y avait quelque chose qui voulait qu’Alvin devienne fort et bon. Et il y avait autre chose qui voulait qu’il meure. La force bénéfique, quelle qu’elle soit, amenait des visions, elle lui montrait son horrible péché et lui apprenait comment s’en laver à jamais. Mais la maléfique, elle avait le pouvoir de faire taire papa, d’imposer sa volonté au plus solide, au meilleur des hommes que connaissait Al junior ou dont il avait jamais entendu parler. Et ça, il en était épouvanté.

Quand papa exposa ses arguments, son septième fils sut qu’il n’avait pas recours à la preuve essentielle. « S’agit pas de diables ni d’anges, dit papa, s’agit des éléments de l’univers. Tu vois donc pas qu’il outrage la nature ? Y a une puissance en lui qu’on peut même pas imaginer, ni toi ni moi. Un pouvoir si grand qu’une partie d’la nature peut pas l’tolérer, si grand qu’il se protège tout seul même sans s’en rendre compte.