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Les yeux de Mesure lancèrent un bref éclair de colère – personne n’aime se faire traiter de menteur – puis son visage se fendit d’un large sourire et son regard s’éclaira d’une lueur de compréhension. « Faut qu’t’attendes d’être assez vieux pour déjà deviner la réponse tout seul, dit-il, mais pas trop pour qu’ça t’profite encore.

— Ça sera quand ? demanda Alvin. J’veux qu’maintenant tu m’dises la vérité, tout l’temps. »

Mesure s’accroupit à nouveau. « J’pourrai pas toujours le faire. Al, parce que des fois, ça sera trop difficile. Des fois, j’saurai même pas comment m’y prendre pour t’expliquer. Des fois, y a des choses qu’on peut comprendre qu’en prenant de l’âge. » Alvin était en colère et il savait que ça se voyait sur sa figure.

« Soye pas en colère après moi, p’tit frère. Y a des choses que j’peux pas te dire, par rapport que j’les connais pas moi-même, et ça, c’est pas pareil que mentir. Mais compte sur moi. Si j’peux t’expliquer, je t’expliquerai, et si j’peux pas, je te l’dirai et j’te ferai pas des accroires. »

C’était le discours le plus sincère jamais entendu dans la bouche d’une grande personne, et les yeux d’Alvin se gonflèrent de larmes. « Tu tiendras ta promesse, Mesure.

— J’la tiendrai, sinon que j’meure, compte là-dessus.

— J’oublierai pas, tu sais. » Alvin se souvenait du serment qu’il avait fait à l’homme-lumière la nuit précédente. « J’sais tenir une promesse, moi aussi. »

Mesure éclata de rire et attira Alvin pour le serrer contre son épaule. « T’es aussi teigneux que maman, dit-il. Tu lâches jamais la patate.

— C’est pus fort que moi. Si j’commence à t’croire, comment j’saurai quand faudra que j’m’arrête ?

— T’arrête jamais », dit Mesure.

À ce moment. Placide arriva sur sa vieille jument, maman sortit avec son panier-repas, et tous ceux qui devaient partir s’en allèrent. Papa emmena Alvin dans la grange ; en un rien de temps, Alvin aidait à encocher les planches, et ses pièces s’emboîtaient aussi bien que celles de papa. À la vérité, elles s’emboîtaient même mieux, parce que, pour ça, Al avait le droit de se servir de son talent, non ? L’autel était destiné à tout le monde, alors il pouvait ajuster le bois si étroitement qu’il ne se disloquerait jamais, pas plus aux jointures qu’ailleurs. Alvin pensa même rendre les emboîtages de papa aussi résistants que les siens, mais, quand il essaya, il s’aperçut que son père possédait lui aussi un genre de talent dans ce domaine. Le bois ne s’imbriquait pas pour former une pièce d’un seul tenant, comme dans le cas d’Alvin, mais il s’ajustait parfaitement, oh oui ! alors inutile de s’embêter.

Papa ne parlait pas beaucoup. Pas besoin. L’un et l’autre savaient qu’Alvin junior avait un talent pour les assemblages, tout comme son père. À la tombée de la nuit, l’autel était monté et teint. Ils le laissèrent sécher et rentrèrent à la maison, la main ferme de papa enserrant l’épaule d’Alvin. Ils passèrent le seuil du même pas souple et tranquille, comme s’ils formaient deux parties d’un seul et unique corps, comme si la main de papa avait poussé là, au cou d’Alvin. Il sentait le pouls dans les doigts de papa, et il battait en rythme avec le sang qui palpitait dans sa propre gorge.

Maman travaillait auprès du feu quand ils entrèrent. Elle se retourna et les regarda. « Ça donne quoi ? demanda-t-elle.

— C’est la pus belle boîte que j’ai jamais vue, dit Alvin junior.

— Y a pas eu un seul accident à l’église, aujourd’hui, dit maman.

— Tout s’est bien passé icitte aussi », fit papa.

Alvin junior ne s’expliqua absolument pas pourquoi, dans les paroles de maman, il entendit : « Je partirai pas », et dans celles de papa : « Reste toujours avec moi. » Mais il sut qu’il n’était pas fou de croire ça, parce qu’à cet instant précis, Mesure, vautré devant le feu, leva les yeux vers Alvin pour lui adresser un clin d’œil que lui seul pouvait voir.

VIII

Le Visiteur

Le révérend Thrower s’autorisait peu de vices, parmi lesquels son repas du vendredi chez les Weaver. Son dîner du vendredi, pour être plus précis, car les Weaver, commerçants et manufacturiers, n’interrompaient leur travail que le temps d’un en-cas le midi. Ce n’était pas tant l’abondance que la qualité qui ramenait Thrower chaque semaine. On prétendait qu’une vieille souche d’arbre, entre les mains d’Aliénor Weaver, prenait le goût d’un succulent civet de lapin. Et ce n’était pas uniquement la cuisine, non plus : Armure-de-Dieu Weaver était un fidèle qui connaissait sa Bible sur le bout du doigt, et les conversations se tenaient à un niveau élevé. Pas au niveau supérieur des discussions entre ecclésiastiques érudits, bien entendu, mais ce qu’on pouvait espérer de mieux dans ces contrées sauvages plongées dans l’ignorance.

Ils mangeaient dans l’arrière-boutique des Weaver, à la fois cuisine, atelier et bibliothèque. De temps à autre Aliénor remuait le contenu de la marmite ; les fumets de la venaison en train de mijoter et du pain quotidien en train de cuire se mêlaient aux odeurs du savon fabriqué dans l’appentis derrière le magasin et du suif dont ils se servaient pour façonner des bougies, ici, dans cette même pièce. « Oh, on touche un peu à tout, avait dit Armure lors de la première visite du révérend Thrower. C’qu’on fabrique, n’importe quel fermier du coin pourrait se l’fabriquer tout seul ; mais nous autres, on l’fait mieux et, en venant acheter chez nous, il s’évite des heures de travail, ça lui laisse du temps pour défricher, labourer et ensemencer davantage de terrain. »

Le magasin proprement dit, sur le devant, était garni d’étagères jusqu’au plafond, étagères qui croulaient sous les articles apportés par chariots de différentes régions de l’Est. Cotonnades en provenance des machines à filer et des métiers à vapeurs d’Irrakwa, plats d’étain, marmites et fourneaux de fonte sortis des fonderies de Pennsylvanie et du Suskwahenny, poteries délicates, petits meubles à tiroirs et coffres réalisés par les menuisiers de Nouvelle-Angleterre, et même quelques précieux sacs d’épices arrivés d’Orient par bateau à la Nouvelle-Amsterdam. Armure Weaver avait un jour avoué qu’il avait englouti les économies de toute une vie dans l’acquisition de son stock, et rien ne garantissait que ses affaires marcheraient dans ce territoire faiblement colonisé. Mais le révérend Thrower avait remarqué le flot continu de chariots remontant de la basse Wobbish, descendant de la Tippy-Canoe et, pour certains, arrivant du pays de Noisy River, plus loin vers l’ouest.

Ce jour-là, en attendant l’annonce d’Aliénor que le ragoût de venaison était prêt, Thrower posa une question qui le tracassait depuis quelque temps :

« Je vois bien ce que les fermiers prennent chez vous, dit-il, mais je n’ai pas la plus petite idée de la façon dont ils vous payent. Personne ne se fait d’argent par ici, et ce qu’ils vous échangent n’est guère revendable dans l’Est.

— Ils payent avec du lard et du charbon d’bois, d’la cendre et de bons madriers de construction, et puis évidemment avec des vivres pour Aliénor et moi, et… et c’ti-là qui pourrait ben arriver. » Seul un imbécile n’aurait pas remarqué la taille d’Aliénor, épaissie par quatre bons mois de grossesse. « Mais la plupart du temps, dit Armure, j’leur fais crédit.

— Crédit ! À des fermiers dont les scalps risquent d’être troqués contre des mousquets ou de l’alcool à Fort Détroit l’hiver prochain ?

— On scalpe beaucoup moins qu’on l’raconte, fit observer Armure. Les Rouges de par chez nous sont pas bêtes. Ils sont au courant pour les Irrakwas, qu’ils ont des sièges au Congrès, à Philadelphie, avec les Blancs, qu’ils ont des mousquets, des chevaux, des fermes, des champs et des villes pareil qu’en Pennsylvanie, au Suskwahenny ou en Nouvelle-Orange. Ils sont au courant pour le peuple Cherriky d’Appalachie, qu’y cultivent et qu’y s’battent aux côtés des Blancs rebelles de Tom Jefferson pour garder leur pays indépendant du roi et des Cavaliers.