— Ils auraient aussi pu s’aviser du défilé incessant des plates qui descendent l’Hio et des chariots qui arrivent de l’Est, des arbres qu’on abat et des maisons en rondins qu’on bâtit.
— J’reconnais qu’vous avez raison en partie, admit Armure. J’reconnais qu’les Rouges pourraient aussi bien agir dans un sens que dans l’autre. Pourraient essayer d’nous tuer tous, comme de s’installer et de vivre parmi nous. Ça serait pas vraiment facile pour eux d’rester avec nous, ils ont pas beaucoup l’habitude des villes, alors que c’est la façon de vivre la plus naturelle pour les Blancs. Mais ça serait encore pire de s’battre contre nous, par rapport que dans ce cas-là, ça finirait mal pour eux. Ils pensent p’t-être qu’en tuant quelques Blancs l’restant aura peur et s’tiendra à l’écart. Ils savent pas comment qu’c’est en Europe, que l’rêve de posséder une terre pousse les gens à franchir cinq mille milles pour trimer pus dur qu’ils ont jamais trimé de toute leur vie, enterrer des enfants qu’auraient sans doute vécu dans leur pays natal et risquer de s’faire défoncer l’crâne par un tommy-hock, parce que ça vaut mieux d’être son propre maître que d’servir un seigneur. Sauf not’ Seigneur Dieu.
— Et vous êtes dans ce cas-là, vous aussi ? demanda Thrower. Prêt à tout risquer, pour une terre ? »
Armure regarda sa femme, Aliénor, et sourit. Elle ne lui rendit pas son sourire, Thrower s’en aperçut, mais il s’aperçut aussi qu’elle avait un beau regard profond, comme si elle connaissait des secrets qui lui donnaient cet air grave et lui faisaient oublier sa gaieté naturelle.
« J’veux pas une terre pour la posséder comme les fermiers, j’suis pas fermier, moi, j’peux l’dire, fit Armure. Y a d’autres manières de la posséder. Voyez-vous, révérend Thrower, j’leur fais présentement crédit parce que j’crois dans ce pays. Quand ils viennent commercer chez moi, j’leur demande de m’donner les noms de tous leurs voisins et de m’dessiner à vue de nez la mappe des fermes et des ruisseaux du coin où qu’ils habitent, et des routes et des rivières entre chez eux autres et icitte. J’leur fais porter des lettres que d’autres genses ont écrites, et j’écris leurs lettres à eux, qu’après j’envoye à la parenté qu’ils ont laissée dans l’Est. J’sais où tout et tout l’monde se trouve dans toute la région comprise entre l’amont d’la Wobbish et la Noisy River, et j’sais comment m’y rendre. »
Le révérend Thrower le regarda en coin et sourit. « En d’autres termes, frère Armure, vous êtes le gouvernement.
— Disons seulement qu’si un jour on s’aperçoit qu’y a besoin d’un gouvernement, j’répondrai présent, dit Armure. Et dans deux ou trois ans, quand les genses commenceront à s’en sortir et qu’y en aura qui se mettront à produire, par exemple des briques ou bien des chaudrons et des ustensiles de cuisine, des meubles et des barils, d’la bière, du fromage ou du fourrage, eh ben, où c’est qu’vous croyez qu’ils s’rendront pour vendre ou acheter ? Au magasin qui leur a fait crédit quand leurs femmes avaient envie de tissu pour s’tailler une robe avec de belles couleurs, ou qu’ils avaient besoin d’une marmite en fonte ou d’un fourneau pour se garantir du froid l’hiver. »
Philadelphia Thrower préféra taire qu’il ne croyait guère à la reconnaissance de fermiers censés rester fidèles à Armure-de-Dieu Weaver. D’un autre côté, pensa-t-il, j’ai peut-être tort. Le Sauveur n’a-t-il pas affirmé qu’il fallait jeter son pain sur les eaux ? Et même si Armure ne réalise pas tous ses rêves, il aura fait du bon travail et aidé à ouvrir ce pays à la civilisation.
Le repas était prêt. Aliénor servit le ragoût. Lorsqu’elle déposa un joli bol blanc devant lui, le révérend Thrower se sentit obligé de sourire. « Vous devez être rudement fière de votre mari et de tout ce qu’il accomplit. »
Au lieu de lui retourner un sourire réservé, comme il s’y attendait, Aliénor faillit rire aux éclats. Armure-de-Dieu était beaucoup moins délicat. Il s’esclaffa franchement. « Révérend Thrower, vous êtes un drôle de phénomène, dit-il. Quand moi, j’suis dans le suif à bougies jusqu’aux coudes, Aliénor l’est tout pareillement dans l’savon. Quand j’écris des lettres pour les autres et que j’les fais acheminer, Aliénor dessine des mappes et inscrit des noms pour not’ petit livre de recensement. J’fais jamais rien sans qu’Aliénor soye auprès d’moi, et elle fait rien sans que j’soye auprès d’elle. Sauf p’t-être pour son jardin de fines herbes, ça m’intéresse moins qu’elle. Et la lecture de la Bible, qui l’intéresse moins qu’moi.
— Ma foi, c’est bien qu’elle soit une vertueuse compagne pour son époux, dit le révérend Thrower.
— On est chacun le compagnon de l’autre, fit Armure-de-Dieu, l’oubliez pas. »
Il le dit avec un sourire que lui rendit Thrower, mais le pasteur se sentait un peu déçu de constater qu’Armure se faisait mener par le bout du nez, au point de devoir admettre ouvertement qu’il n’était pas le maître dans ses propres affaires ou son propre ménage. Mais à quoi pouvait-on s’attendre, sachant qu’Aliénor avait grandi au sein de cette impossible famille Miller ? Il ne fallait pas compter que l’aînée des filles d’Alvin et Fidelity Miller se soumette à son mari selon les préceptes du Seigneur.
La venaison, en tout cas, était la meilleure qu’ait jamais mangée Thrower. « Pas faisandé du tout, dit-il. Je ne pensais pas que le chevreuil pouvait avoir ce goût-là.
— Elle enlève le gras, expliqua Armure, et elle rajoute un peu d’poulet.
— Maintenant que vous le dites, fit Thrower, je le sens dans la sauce.
— Et le gras d’chevreuil nous sert pour le savon, dit Armure. On jette jamais rien si on croit qu’y a moyen de l’utiliser.
— En parfait accord avec les préceptes du Seigneur », conclut Thrower. Puis il attaqua son repas. Il en était à sa seconde bolée de fricot et sa troisième tranche de pain quand il se permit une observation qu’il voulait un compliment fait sur le ton de la plaisanterie : « Madame Weaver, vous cuisinez si bien que j’en viendrais presque à croire à la sorcellerie. »
Thrower s’attendait à un gloussement, tout au plus. Au lieu de quoi, Aliénor baissa les yeux sur la table, aussi honteuse que s’il l’avait accusée d’adultère. Et Armure-de-Dieu se raidit, tout droit sur son siège. « Vous seriez bien aimable de pas aborder ce sujet dans cette maison », dit-il.
Le révérend Thrower tenta de s’excuser. « Je ne le pensais pas sérieusement. Pour les chrétiens rationnels, c’est de la plaisanterie, pas vrai ? Un ramassis de superstitions, et je…»
Aliénor se leva de table et sortit.
« Qu’est-ce que j’ai dit ? » demanda Thrower.
Armure soupira. « Oh, vous pouviez pas savoir, fit-il. C’est une dispute entre nous autres qui dure depuis avant qu’on soye mariés, à l’époque où j’suis arrivé dans la région. Je l’ai connue quand elle est venue avec ses frères pour m’aider à bâtir ma première cabane – c’qui m’sert maintenant d’appentis pour fabriquer mon savon. Elle s’est mise à répandre de la menthe verte sur mon plancher et à réciter des manières de vers, alors j’y ai dit d’arrêter ça et d’sortir de ma maison. J’ai cité la Bible, là où ça dit : “Tu laisseras pas en vie la magicienne.” Ç’a donné lieu à une demi-heure agitée, vous pouvez m’en croire.