Thrower en pleura de soulagement. « À présent, le voilà consacré, vous l’avez sanctifié. » Et il tendit la main pour toucher l’autel.
« Arrête ! » chuchota le Visiteur. Même assourdie, sa voix avait le pouvoir de faire trembler les murs. « Écoute-moi d’abord.
— Je vous écoute toujours, dit Thrower. Je ne vois pourtant pas pourquoi votre choix s’est porté sur l’humble ver de terre que je suis.
— Même un ver de terre peut accéder à la grandeur, touché par le doigt de Dieu, dit le Visiteur. Non, ne te méprends pas… je ne suis pas le Seigneur des Armées. Ne m’adore pas. »
Mais Thrower ne pouvait s’en empêcher, et il pleura de dévotion, à genoux devant cet ange aussi sage que puissant. Oui, ange, Thrower n’en doutait pas, quand bien même le Visiteur était dépourvu d’ailes et portait un habit qu’on se serait attendu à voir au Parlement.
« L’homme qui a fabriqué ceci vit dans la confusion, mais il a l’envie de meurtre dans l’âme et, pour peu qu’on le provoque il y donnera libre cours. Quant à l’enfant qui a fait les croix… il est aussi remarquable que tu le supposes. Mais le destin n’a pas encore choisi pour lui, entre une vie consacrée au bien et une vie consacrée au mal. Les deux chemins lui sont ouverts et il est exposé aux influences. Tu me comprends ?
— C’est là ma tâche ? demanda Thrower. Oublier tout le reste et me consacrer à conduire l’enfant dans le droit chemin ?
— Si tu donnes l’impression de trop t’occuper de lui, ses parents te tiendront à l’écart. Tu devras plutôt assurer ton ministère comme tu l’as prévu. Mais, au fond de toi, toutes tes pensées seront tournées vers cet enfant remarquable, pour le gagner à ma cause. Parce que s’il ne me sert pas à ses quatorze ans, je le détruirai. »
La simple idée d’Alvin junior blessé ou tué était insupportable à Thrower. Elle l’emplissait d’un tel sentiment de perte qu’il avait peine à imaginer un père ou même une mère souffrant davantage. « Tout ce qu’un homme, malgré sa faiblesse, peut faire pour sauver l’enfant, je le ferai ! » s’écria-t-il, la voix déformée presque jusqu’au glapissement par l’angoisse.
Le Visiteur hocha la tête, sourit de son magnifique et affectueux sourire et tendit la main vers Thrower. « J’ai confiance en toi », dit-il avec douceur. Sa voix agissait comme de l’eau cicatrisante sur le feu d’une blessure. « Je sais que tu feras ce qu’il faut. Quant au Diable, ce n’est pas de lui que tu dois avoir peur. »
Thrower se saisit de la main offerte pour la couvrir de baisers ; mais là où il aurait dû rencontrer de la chair, il n’y avait plus rien, le Visiteur était déjà reparti.
IX
Mot-pour-mot
Il y avait eu un temps, Mot-pour-mot s’en souvenait bien, où il pouvait grimper à un arbre dans cette région et embrasser du regard une centaine de milles carrés de forêt intacte. Un temps où les chênes vivaient un siècle ou plus, et leurs troncs n’en finissaient jamais de s’épaissir pour former des montagnes de bois. Un temps où le feuillage était si dense au-dessus des têtes qu’en certains endroits il ne poussait au sol aucune végétation par manque de lumière.
Ce monde de pénombre éternelle s’enfuyait désormais. Il restait encore des étendues de forêt vierge, où les hommes rouges se déplaçaient plus silencieusement que le daim et où Mot-pour-mot avait l’impression de se trouver dans la cathédrale des plus sincères adorateurs de Dieu. Mais pareil environnement devenait si rare qu’au cours de sa dernière année de pérégrinations, Mot-pour-mot n’avait jamais eu la possibilité, tout au long de ses journées de marche, de contempler du haut d’un arbre une parfaite continuité dans le toit de la forêt. Toute la région entre l’Hio et la Wobbish faisait l’objet d’une colonisation, clairsemée mais régulière, et même aujourd’hui, depuis son perchoir à la cime d’un saule, au sommet d’une éminence, il découvrait trois douzaines de cheminées crachant leurs colonnes de fumée tout droit dans l’air froid de l’automne. Et dans toutes les directions, de vastes pans de forêt avaient été défrichés, le terrain labouré, des cultures plantées, entretenues, récoltées, si bien que là où jadis de grands arbres avaient masqué la terre au regard du ciel, le sol déchaumé apparaissait désormais dans toute sa nudité, attendant que l’hiver vienne lui cacher sa honte.
Mot-pour-mot se rappela sa vision de Noé pris de boisson. Il l’avait gravée pour une édition de la Genèse destinée au catéchisme de rite écossais. Noé, nu, la mâchoire pendante, une coupe à demi renversée oscillant encore entre ses doigts recourbés ; Cham, non loin de lui, un rire moqueur aux lèvres ; Sem et Japhet enfin, allant recouvrir leur père d’un manteau, mais à reculons afin de ne pas voir ce que Noé dans son hébétude exposait aux regards. En proie à une fièvre électrique. Mot-pour-mot se rendit compte que cette vision prophétique annonçait la situation présente : lui, Mot-pour-mot, perché en haut d’un arbre, contemplait le pays dénudé, hébété, qui attendait le modeste manteau de l’hiver. C’était une prophétie accomplie, une chose qu’on espérait sans s’attendre à la connaître au cours d’une vie.
D’un autre côté, l’anecdote de Noé enivré ne symbolisait peut-être pas la situation présente. Peut-être était-ce l’inverse ? La terre défrichée symbole de Noé enivré ?
Mot-pour-mot se sentait d’une humeur massacrante quand il regagna le sol. Il faisait travailler son esprit sans relâche pour essayer de l’ouvrir à des visions, pour devenir un bon prophète. Mais à chaque fois qu’il croyait en tenir une sérieuse, une sûre, elle se déformait, elle changeait. Il produisait une pensée de trop et tout l’édifice s’écroulait, le laissant dans la même incertitude qu’avant.
Au pied de l’arbre il fouilla dans son havresac. Il en sortit le Livre des Récits qu’il avait primitivement écrit pour le vieux Ben en 1885. Délicatement, il déboucla la section qu’il gardait scellée, puis ferma les yeux et feuilleta les pages. Il rouvrit les yeux et vit ses doigts posés sur les Proverbes de l’Enfer. Évidemment, en de telles circonstances… Il touchait du doigt deux proverbes, l’un et l’autre écrits de sa main. Le premier ne signifiait rien, mais le second semblait approprié : Le fou ne voit pas le même arbre que le sage.
Pourtant, plus il s’efforçait de déchiffrer le sens du proverbe, moins il lui trouvait de rapport avec la situation présente, en dehors de la référence aux arbres. Aussi revint-il au premier, tout compte fait : En persistant dans sa folie, le fou devient sage.
Ah. Celui-ci lui disait quelque chose, en définitive. C’était la voix de la prophétie, consignée à l’époque où il vivait à Philadelphie avant d’entreprendre son voyage, un soir que le Livre des Proverbes était né à la vie pour lui et qu’il avait vu, comme tracés en lettres de feu, les mots qui auraient dû s’y trouver. Cette nuit-là, il était resté debout jusqu’à ce que la lumière de l’aube vienne éteindre les flammes sur la page. Quand le vieux Ben avait descendu l’escalier d’un pas lourd et qu’il était entré en ronchonnant pour prendre son petit déjeuner, il s’était arrêté pour humer l’air. « De la fumée, dit-il. Vous n’avez pas tenté de mettre le feu à la maison, hein, Bill ?
— Non, monsieur, répondit Mot-pour-mot. Mais une vision m’a montré ce que Dieu n’avait pas dit dans le Livre des Proverbes, et je l’ai écrit.