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— Vous êtes obsédé par les visions, dit le vieux Ben. La seule véritable vision ne vient pas de Dieu mais des replis les plus secrets de l’esprit humain. Écrivez ça comme proverbe, si vous voulez. C’est bien trop agnostique pour que je m’en serve dans l’Almanach du bonhomme Richard.

— Regardez », fit Mot-pour-mot.

Le vieux Ben regarda et vit les dernières flammes qui se mouraient. « Dites donc, c’est bien le tour le plus étonnant à faire avec des lettres ! Et vous m’avez affirmé que vous n’étiez pas sorcier ?

— Pas du tout. C’est à Dieu que je dois ça.

— Dieu ou le Diable ? Quand vous êtes entouré de lumière, Bill, comment savez-vous s’il s’agit de la gloire de Dieu ou des flammes de l’enfer ?

— Je ne sais pas », fit Mot-pour-mot, de plus en plus embarrassé. Il était jeune alors, il n’avait pas encore trente ans et se troublait facilement en présence du grand homme.

« Ou peut-être que, dans votre désir effréné de vérité, vous ne le devez qu’à vous-même. » Le vieux Ben inclina la tête pour examiner les pages des Proverbes à travers les lentilles inférieures de ses besicles bifocales. « Les lettres ont été inscrites au feu. C’est drôle, n’est-ce pas, on me traite de sorcier, moi qui ne le suis pas, et vous, qui en êtes un, vous refusez de l’admettre.

— Je suis un prophète. Enfin… je voudrais être prophète.

— Si l’une de vos prophéties se vérifie, Bill Blake, alors j’y croirai, mais pas avant. »

Depuis ce jour, des années plus tôt, Mot-pour-mot courait après l’accomplissement d’au moins une prophétie. Mais à chaque fois qu’il croyait toucher au but, il entendait la voix du vieux Ben, dans un coin de son esprit, lui proposer une autre explication et se moquer de lui pour oser croire qu’il existait un rapport incontestable entre la prophétie et la réalité.

« La relation n’est jamais certaine, disait le vieux Ben. Gratifiante, oui… Attendez, je tiens là quelque chose. Votre esprit peut parfaitement établir un rapport gratifiant pour l’imaginaire. Mais la certitude, c’est une autre affaire. Elle implique que vous avez trouvé un rapport effectif indépendant de votre propre appréhension, qui existerait, que vous le perceviez ou non. Et je dois dire que je n’ai jamais trouvé un tel rapport de ma vie. Il m’arrive de croire que ça n’existe pas, que toutes relations, parentés, analogies et similitudes sont le produit de l’esprit et ne possèdent aucune consistance.

— Alors pourquoi est-ce que le sol ne se désagrège pas sous nos pieds ? demanda Mot-pour-mot.

— Parce qu’on est parvenu à le persuader de ne pas nous laisser passer au travers. C’était peut-être sir Isaac Newton. Un gars qui savait convaincre. Les hommes ont des doutes sur lui, mais pas le sol, alors il nous supporte. » Le vieux Ben éclata de rire. Il prenait tout à la rigolade. Il ne pouvait jamais se résoudre à croire, même en son propre scepticisme.

Pour l’heure, assis au pied de l’arbre, les yeux clos, Mot-pour-mot faisait un nouveau rapprochement : entre l’anecdote de Noé et le vieux Ben. Le vieux Ben était Cham, qui voyait la vérité toute nue, amollie et indécente, et qui se moquait d’elle tandis que les enfants fidèles de l’Église et de l’Université marchaient à reculons pour la recouvrir et dissimuler pareille sottise aux regards. Ainsi le monde continuait-il de croire en une vérité solide et digne, ne l’ayant jamais surprise en flagrant délit d’indolence.

Le rapport est certain, songea Mot-pour-mot. Voilà la signification de l’anecdote. C’est l’accomplissement de la prophétie. La vérité, quand on la voit, nous apparaît ridicule, et pour la vénérer il faut toujours éviter de la regarder.

À ce trait de lumière, Mot-pour-mot bondit sur ses pieds. Il fallait qu’il trouve quelqu’un tout de suite pour lui faire part de sa grande découverte tant qu’il y croyait encore. Comme le disait son propre proverbe : « La citerne contient, la fontaine se répand. » S’il ne racontait pas ses histoires, elles prenaient l’humidité et le moisi, elles s’étiolaient en lui ; tandis qu’en les diffusant il les conservait fraîches et convaincantes.

Quelle direction prendre ? La route forestière, à moins de trois perches, conduisait vers une grande église blanche avec un clocher haut comme un chêne ; il l’avait aperçue, distante d’à peine un mille, depuis le sommet de son arbre. C’était le plus grand édifice qu’il voyait depuis son dernier passage à Philadelphie. Une bâtisse aussi importante pour accueillir des gens signifiait que les habitants de la région estimaient avoir de la place à revendre pour les nouveaux arrivants. Bon signe pour un conteur d’histoires itinérant, dépendant de la confiance d’étrangers susceptibles de l’accueillir et de le nourrir, quand lui n’offrait rien d’autre en paiement que son livre, sa mémoire, deux bras vigoureux et des jambes solides qui l’avaient porté pendant dix mille milles et le porteraient encore pendant cinq mille autres au moins.

La route était sillonnée d’ornières, ce qui voulait dire que des chariots l’empruntaient souvent, et dans les passages creux de bons rondins posés en travers la consolidaient afin que les roues ne s’embourbent pas dans un sol détrempé. Ainsi une ville allait naître, non ? La grande église ne signifiait pas forcément une ouverture du cœur, elle dénotait peut-être davantage l’ambition. Voilà le danger de porter un jugement sur tout, pensa Mot-pour-mot. Il existe une centaine de causes possibles pour chaque effet et une centaine d’effets possibles pour chaque cause. Il songea à écrire cette pensée, mais se ravisa. Elle ne portait d’autre marque distinctive que celles laissées par son propre esprit, aucune trace du paradis ou de l’enfer. Il en concluait qu’elle ne lui avait pas été transmise. Il avait forgé cette pensée lui-même. Il ne s’agissait donc pas d’une prophétie et on ne pouvait lui accorder crédit.

La route aboutissait à des terrains communaux non loin d’une rivière. Mot-pour-mot le savait à cause de l’odeur de l’eau courante – il avait du nez. Sur le pourtour des communaux, ici et là, se dressaient plusieurs bâtisses, mais la plus grande de toutes était une demeure à étage en bardeaux chaulés assortie d’un écriteau : WEAVER.

Une maison qui porte un écriteau, Mot-pour-mot savait ça, laisse généralement entendre que les propriétaires souhaitent qu’on la reconnaisse sans se faire indiquer le chemin, ce qui revient à dire qu’elle est ouverte aux étrangers. Il s’approcha donc franchement et frappa à la porte.

« Une minute ! » hurla-t-on à l’intérieur. Mot-pour-mot attendit sur la galerie. Vers son extrémité, plusieurs paniers suspendus étaient accrochés, d’où retombaient les longues feuilles de plantes diverses. Mot-pour-mot en reconnut beaucoup pour leur utilité dans différents arts tels que guérison, détection, obturation, remémoration.

Il reconnut aussi qu’on ne les avait pas disposés au bonheur : vus sous un certain angle, vers le bas de la porte, ils composaient une figure magique parfaite. En vérité, l’effet en était si insistant que Mot-pour-mot s’accroupit, puis finit par s’allonger sur le ventre afin de l’apprécier convenablement. Les couleurs barbouillées sur les paniers exactement où il fallait prouvaient qu’il ne s’agissait pas d’un hasard. C’était un exquis sortilège protecteur, orienté vers la porte d’entrée.

Il s’efforça de comprendre pourquoi on avait disposé un sortilège aussi puissant mais en cherchant à le dissimuler. Eh oui, Mot-pour-mot était probablement la seule personne à l’entour en mesure de sentir l’odeur de pouvoir dégagée par quelque chose d’aussi passif qu’un sortilège, et en conséquence la seule personne forcée de le remarquer. Il était toujours allongé par terre, à s’interroger, quand la porte s’ouvrit sur un homme qui demanda :