« Vous êtes donc si fatigué, l’étranger ? »
L’interpellé bondit sur ses pieds. « J’admirais l’arrangement de vos plantes. Joli jardin suspendu, monsieur.
— L’est à ma femme, dit l’homme. Elle arrête pas de s’occuper d’ses herbes. Faut toujours qu’elles soyent comme ci et pas comme ça. »
L’homme était-il un menteur ? Non, jugea Mot-pour-mot. Il n’essayait pas de cacher le fait que les paniers formaient un sortilège et que les feuilles grimpantes s’entrelaçaient pour les raccorder les uns aux autres. Il l’ignorait, tout bonnement. Quelqu’un – sa femme, probablement, s’il s’agissait de son jardin – avait placé une protection sur la maison, et le mari n’en soupçonnait rien.
« Elles m’ont l’air très bien comme ça, dit Mot-pour-mot.
— Je m’demandais comment on pouvait arriver jusqu’icitte sans qu’j’entende le chariot ou l’cheval. Mais suffit d’vous regarder pour deviner que vous êtes venu à pied.
— Effectivement, monsieur, dit Mot-pour-mot.
— Et vot’ sac me paraît guère plein pour que vous ayez, beaucoup d’articles à troquer.
— Je ne troque pas des objets, monsieur, dit Mot-pour-mot.
— Quoi donc, alors ? Qu’esse qu’on peut troquer d’autre que des objets ?
— Le travail, déjà, dit Mot-pour-mot. Je travaille en échange du gîte et du couvert.
— Vous êtes vieux, pour un vagabond.
— Je suis né en cinquante-sept ; j’ai donc encore dix-sept bonnes années devant moi avant d’arriver au bout de mes septante ans… Et puis j’ai quelques talents. »
Aussitôt, l’homme parut avoir un mouvement de recul. Non pas physiquement. Mais dans ses yeux qui devinrent plus distants quand il lâcha : « Chez nous autres, c’est ma femme et moi qui faisons le travail, par rapport qu’nos gars sont encore bien p’tits. On n’a pas b’soin d’aide. »
Une femme se tenait à présent derrière lui suffisamment jeune encore pour que le temps n’ait pas eu le loisir de durcir et d’altérer ses traits, mais la mine sérieuse. Elle portait un bébé dans les bras. Elle s’adressa à son époux : « On a d’quoi garder un invité à dîner ce soir. Armure…»
À ces mots, le visage du mari se ferma résolument. « Ma femme est plus généreuse que moi, l’étranger. J’vais vous parler tout net. Vous avez avoué posséder quelques talents, et pour c’que j’en sais, ça veut dire que vous revendiquez des pouvoirs occultes. J’accepte pas ce genre de pratiques dans une maison chrétienne. »
Mot-pour-mot lui jeta un regard sévère, qu’il adoucit pour le poser sur la femme. Alors voilà comment ça se passait ici : elle, élaborant des charmes et des sortilèges à l’insu de son mari, et lui, rejetant sans détours la moindre idée de magie venant de son épouse. Si le mari découvrait un jour la vérité, Mot-pour-mot se demandait ce qui arriverait à la femme. L’homme – Armure ? – n’avait pas l’air mauvais, mais enfin, nul ne pouvait dire de quelles violences on était capable quand la fureur lâchait la bonde.
« Je comprends votre prudence, monsieur, dit-il enfin.
— J’sais qu’vous avez des protections sur vous, dit Armure. Un homme tout seul, qu’arrête pas de s’promener à pied en pleine nature ? Le fait d’avoir encore vos cheveux sur la tête prouve que vous avez échappé aux Rouges. »
Mot-pour-mot eut un large sourire et, d’un geste vif, retira son chapeau pour dévoiler un crâne chauve. « C’est un bon moyen d’échapper aux Rouges, si je les aveugle en leur renvoyant l’éclat du soleil ? demanda-t-il. Ils ne toucheraient aucune prime pour mon scalp.
— À vrai dire, fit Armure, ceux d’la région sont plus pacifiques que la plupart. Le prophète borgne s’est bâti une ville sur l’aut’ bord de la Wobbish, où il enseigne aux Rouges à pas boire d’alcool.
— Un bon conseil qu’il faudrait donner à tout le monde », approuva Mot-pour-mot. Et il pensait : un Rouge qui se qualifie de prophète. « Avant que je m’en aille, faudra que je rencontre cet homme, que j’aie une conversation avec lui.
— Il vous parlera pas à vous, dit Armure. Sauf si vous changez la couleur de vot’ peau. Il a pas causé à un Blanc depuis qu’il a eu sa première vision, y a quelques années de ça.
— Il me tuera, si j’essaye ?
— Peu probab’. Il enseigne à son peuple de pas tuer les Blancs.
— Ça aussi, c’est un bon conseil.
— Bon pour les Blancs, mais ça risque de l’être moins pour les Rouges. Y a des genses, comme ce soi-disant gouverneur Harrison, plus bas à Carthage City, qui pensent pis qu’pendre de tous les Rouges, pacifiques ou non. » L’agressivité n’avait pas disparu de son visage, mais en tout cas Armure parlait, et il parlait à cœur ouvert. Mot-pour-mot tenait en confiance les hommes qui disaient à tout le monde le fond de leur pensée, même aux étrangers, même aux ennemis. « De toute façon, poursuivait Armure, c’est pas tous les Rouges qui croient dans les paroles de paix du Prophète. Comme ceux qui suivent Ta-Kumsaw, ils fomentent des troubles au sud, près de l’Hio, et plein d’genses remontent vers le nord, dans la partie amont d’la Wobbish. Vous manquerez donc pas de maisons qui veulent bien ouvrir leur porte à un mendiant… pour ça aussi, vous pouvez remercier les Rouges.
— Je ne suis pas un mendiant, monsieur, rectifia Mot-pour-mot. Je vous l’ai dit, je veux travailler.
— Avec des talents et d’la malice par en dessous, j’en doute pas. »
L’hostilité de l’homme contrastait avec la mine avenante et accueillante de son épouse. « C’est quoi vot’ talent, monsieur ? demanda la femme. À vot’ façon de parler, vous m’avez l’air d’avoir de l’instruction. Vous seriez pas maître d’école, dites-moi ?
— Mon talent est dans mon nom, dit-il. Mot-pour-mot. J’ai un talent pour les histoires.
— Pour les inventer ? On appelle ça mentir, par chez nous. » Plus la femme cherchait à venir en aide à Mot-pour-mot, plus son mari était désagréable.
« J’ai un talent pour me souvenir des histoires. Mais je ne raconte que celles que je crois véridiques, monsieur. Et je suis difficile à convaincre. Si vous me racontez vos histoires, je vous raconterai les miennes, et l’échange nous rendra tous deux plus riches, parce qu’on n’aura rien perdu de notre capital de départ.
— J’ai pas d’histoires », dit Armure, qui pourtant avait déjà évoqué d’une part le Prophète et d’une autre Ta-Kumsaw.
« C’est bien triste, et dans ce cas, j’ai frappé à la mauvaise porte. » Mot-pour-mot avait compris que ce n’était vraiment pas la demeure qu’il lui fallait. Même si Armure changeait d’avis et le faisait entrer, il serait en butte aux soupçons, lui qui ne souffrait pas de vivre sous une perpétuelle surveillance. « Le bonjour. »
Mais Armure n’allait pas le laisser partir aussi facilement. Les paroles de Mot-pour-mot l’avaient piqué au vif. « Pourquoi donc ce serait triste ? J’mène une vie tranquille, ordinaire.
— Aucune vie ne paraît ordinaire à celui qui la mène, dit Mot-pour-mot, et s’il prétend le contraire, alors c’est une histoire du genre que je ne raconte jamais.
— Vous m’traitez d’menteux ? lança Armure.
— Je vous demande si vous connaissez une maison où mon talent recevrait bon accueil. »
Mot-pour-mot remarqua – Armure non – que la femme formait un signe magique d’apaisement des doigts de la main droite et tenait le poignet de son mari de la gauche. C’était délicatement fait, et le mari avait dû en prendre l’habitude parce que, visiblement, il se détendit quand elle s’avança légèrement pour répondre. « L’ami, fit-elle, si vous prenez l’chemin par-derrière la colline là-bas et que vous l’suivez jusqu’au bout, en traversant deux ruisseaux, tous les deux pontés, vous arriverez au logis d’Alvin Miller, et j’sais qu’il vous acceptera chez lui.