— Ah, fit Armure.
— Merci, dit Mot-pour-mot. Mais comment vous pouvez le savoir ?
— Ils vous garderont aussi longtemps qu’vous voudrez rester et ils vous mettront jamais dehors, tant qu’vous ferez preuve de bonne volonté pour leur donner un coup d’main.
— La bonne volonté, j’en fais toujours preuve, madame.
— Toujours ? fit Armure. Personne fait toujours preuve de bonne volonté. Il m’semblait qu’vous disiez toujours la vérité.
— Je dis toujours ce que je crois. Quant à savoir si c’est la vérité, je n’en suis pas plus sûr que n’importe qui.
— Alors pourquoi vous m’donnez du “monsieur”, quand j’suis pas chevalier, et que vous l’appelez “madame”, elle qui vaut pas mieux qu’moi ?
— Eh bien, je ne partage pas l’idée que le roi se fait de la chevalerie, voilà pourquoi. Il appelle chevaliers tous ceux auxquels il doit une faveur, vrais chevaliers ou non. Et toutes ses maîtresses sont qualifiées de “dames” pour les services rendus entre les draps royaux. Voilà le langage qu’on parle chez les Cavaliers… des mensonges, la moitié du temps. Mais votre épouse, monsieur, s’est comportée en vraie dame, gracieuse et hospitalière. Et vous, monsieur, comme un vrai chevalier, en protégeant votre maison contre les dangers que vous redoutez le plus. »
Armure éclata d’un rire sonore. « Après des paroles aussi emmiellées, j’parie qu’vous devez sucer du sel pendant une heure pour vous ôter l’goût du sucre de la bouche.
— C’est mon talent, dit Mot-pour-mot. Mais j’ai d’autres façons de parler, moins agréables, quand les circonstances s’y prêtent. Bonne après-midi à vous, à votre femme, à vos enfants et à votre maison chrétienne. »
Mot-pour-mot s’en alla et s’engagea sur l’herbe des terrains communaux. Les vaches ne lui accordèrent aucune attention, parce qu’il bénéficiait bel et bien d’un charme protecteur, mais pas du genre qu’Armure remarquerait jamais. Il s’assit un petit moment au soleil pour se réchauffer le cerveau et voir si une pensée n’allait pas en sortir. Sans résultat. Il n’avait presque jamais eu de pensées dignes de ce nom, l’après-midi. Comme disait le proverbe : « Pense le matin, fais le midi, mange le soir, dors la nuit. » Trop tard pour penser, maintenant. Trop tôt pour manger.
Il monta le chemin menant à l’église qui se dressait bien en retrait des communaux, au sommet d’une colline respectable. Si j’étais un vrai prophète, pensa-t-il, je saurais déjà tout. Je saurais si je vais rester ici une journée, une semaine ou un mois. Je saurais si Armure va devenir mon ami, ce que j’espère, ou mon ennemi, ce que je crains. Je saurais si sa femme aura un jour la liberté d’employer ouvertement ses pouvoirs. Je saurais si je vais rencontrer ce prophète rouge face à face.
Mais c’était de la bêtise, il en avait conscience. Qui rappelait les visions spécifiques des torches – il les avait vues opérer, plus souvent qu’à son tour, et il s’était senti rempli d’épouvante parce qu’il n’était pas bon, il le savait, de voir trop loin sur le chemin de sa propre existence. Non, le talent qu’il demandait pour lui-même c’était la prophétie : voir, non pas les petits faits et gestes d’hommes et de femmes dans leurs petits coins de planète, mais plutôt les grands mouvements des événements commandés par Dieu. Ou par Satan – Mot-pour-mot n’était pas regardant, tous deux avaient une idée précise de ce qu’ils entendaient faire dans le monde ; l’un comme l’autre étaient donc susceptibles de connaître quelques bribes du futur. Évidemment, ce serait plus plaisant d’apprendre ces bribes de Dieu. Tous les contacts qu’il avait pu avoir au cours de sa vie avec les manifestations diaboliques s’étaient avérés douloureux, chacun à leur manière.
La porte de l’église était grande ouverte, chaude la journée d’automne, et Mot-pour-mot entra en même temps que des mouches bourdonnantes. L’église lui apparut aussi jolie au-dedans qu’au-dehors – manifestement de rite écossais, donc toute simple, mais pour cette raison d’autant plus agréable, un lieu de culte clair et aéré avec ses murs blanchis et ses fenêtres vitrées. Même les bancs et la chaire étaient de bois blanc. Une seule tache sombre dans tout cet ensemble : l’autel. Alors, naturellement, Mot-pour-mot eut l’œil attiré. Et, parce qu’il avait un talent pour ce genre de choses, il vit des traces liquides en effleurer la surface.
Il s’avança lentement vers l’autel. Il s’avança, parce qu’il voulait une certitude ; lentement, parce qu’un tel phénomène n’avait pas sa place dans une église chrétienne. Mais de près, le doute n’était pas permis. Il s’agissait de la même trace qu’il avait vue sur le visage de l’homme, à Dekane, qui avait torturé ses enfants à mort avant d’en accuser les Rouges. La même trace qu’il avait vue persister sur l’épée qui avait décapité George Washington. C’était comme une fine pellicule d’eau sale, invisible à moins qu’on la regarde sous un certain angle, sous un certain éclairage. Mais elle n’échappait plus au regard de Mot-pour-mot désormais, il avait l’œil exercé.
Il tendit la main et posa prudemment l’index sur la trace la plus nette. Il lui fallut faire appel à toutes ses forces pour y maintenir son doigt quelques instants, tellement ça le brûlait ; tout son bras fut pris de tremblements et de douleurs, jusqu’à l’épaule.
« Soyez le bienvenu dans la maison de Dieu », dit une voix.
Mot-pour-mot, suçant son doigt brûlé, se retourna pour faire face à celui qui venait de parler. L’homme portait la robe de pasteur du rite écossais – un presbytérien, comme on les appelait ici, en Amérique.
« Vous ne vous êtes pas enfoncé une écharde, au moins ? » demanda le pasteur.
Il aurait été plus simple de répondre : « Oui, je me suis enfoncé une écharde. » Mais Mot-pour-mot ne racontait que les histoires qu’il croyait. « Pasteur, dit-il, le démon a posé la main sur cet autel. »
Aussitôt, le sourire lugubre de l’homme d’église disparut. « Comment savez-vous reconnaître l’empreinte de la main du démon ?
— C’est un don de Dieu, dit Mot-pour-mot. Le don de voir. »
Le pasteur le regarda attentivement, hésitant à le croire ou non. « Alors vous pouvez aussi reconnaître ce que les anges ont touché ?
— Je pourrais en voir les traces, je pense, si des esprits célestes étaient intervenus. J’ai déjà vu ce genre de marques. »
Le pasteur marqua un temps, comme s’il voulait poser une question très importante mais avait peur de la réponse. Puis il frissonna ; l’envie de savoir l’avait visiblement quitté, et c’est d’une voix méprisante qu’il reprit la parole : « Absurde. Vous pouvez abuser les gens du commun, mais moi, j’ai suivi des études en Angleterre et les histoires de pouvoirs occultes ne m’en font pas accroire.
— Oh, dit Mot-pour-mot, vous avez suivi des études…
— Et vous aussi, à votre façon de parler. Le sud de l’Angleterre, je dirais.
— L’Académie des Beaux-Arts du Lord Protecteur. J’ai étudié la gravure. Vous êtes de rite écossais, alors je peux prétendre que vous avez vu mon œuvre dans votre livre de catéchisme.
— Je ne m’attarde jamais à ces choses, dit le pasteur. Les gravures gâchent du papier qu’on pourrait consacrer à des paroles de vérité à moins d’illustrer ce que les yeux de l’artiste ont réellement vu, comme des anatomies. Mais ce que l’artiste conçoit dans son imagination ne vaut pas mieux, à mon point de vue, que ce que j’imagine tout seul. »