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Mot-pour-mot voulut approfondir l’idée. « Et si l’artiste était aussi prophète ? »

Le pasteur ferma à demi les yeux. « Le temps des prophètes est révolu. Comme ce païen apostat de Rouge borgne de l’autre côté de la rivière, tous ceux qui se prétendent aujourd’hui prophètes sont des charlatans. Et je ne doute pas que si Dieu accorde le don de prophétie ne serait-ce qu’à un seul artiste, nous aurons bientôt une pléthore de dessinateurs et de barbouilleurs désireux d’être pris pour des prophètes, surtout s’ils en tirent un bon profit. »

Mot-pour-mot répondit avec douceur mais il ne laissa pas passer l’accusation implicite. « Celui qui touche un salaire pour prêcher la parole de Dieu ne devrait pas critiquer les autres, ceux qui cherchent à gagner leur vie en révélant la vérité.

— J’ai reçu l’ordination, dit l’autre. Personne n’ordonne les artistes. Ils s’ordonnent eux-mêmes. »

Exactement ce qu’avait escompté Mot-pour-mot. Le pasteur se retranchait derrière l’autorité dès lors qu’il craignait que ses idées ne puissent prévaloir par leur seul mérite. Toute discussion raisonnable devenait impossible sous l’arbitrage de l’autorité ; Mot-pour-mot revint au sujet initial : « Le démon a posé la main sur cet autel, dit-il. Je m’y suis brûlé le doigt.

— Moi, je ne m’y suis jamais brûlé, fit le pasteur.

— J’espère bien. Vous, vous avez été ordonné. »

Il ne faisait aucun effort pour dissimuler le dédain dans sa voix ; et le pasteur, visiblement irrité, répliquait vertement. Mot-pour-mot ne se formalisait pas qu’on se mette en colère contre lui. Ça voulait dire qu’on l’écoutait et qu’on le croyait, au moins à moitié.

« Dites-moi alors, puisque vous avez de si bons yeux, fit le pasteur. Dites-moi si un envoyé de Dieu a déjà touché cet autel. »

Manifestement, cette question avait pour lui valeur d’épreuve. Mot-pour-mot n’avait aucune idée de la réponse que le pasteur jugeait correcte. Ce n’était guère important ; il répondrait sans mentir, tant pis. « Non », lâcha-t-il.

C’était la mauvaise réponse. L’autre eut un sourire suffisant. « Comme ça ? Vous pouvez dire qu’il ne l’a pas touché ? »

Mot-pour-mot pensa un instant que le pasteur croyait peut-être avoir lui-même, de ses mains nouvellement ordonnées, laissé des traces de la volonté divine. Il allait étouffer cette idée dans l’œuf sans retard. « La plupart des pasteurs ne laissent pas de traces lumineuses sur ce qu’ils touchent. Seuls de rares élus atteignent à suffisamment de sainteté. »

Mais ce n’était pas à lui-même que songeait le pasteur. « Maintenant vous en avez assez dit, fit-il. Je sais que vous êtes un imposteur. Sortez de mon église.

— Je ne suis pas un imposteur. Je peux me tromper, mais je ne mens jamais.

— Et moi, je ne crois jamais qui prétend ne jamais mentir.

— On suppose toujours les autres aussi vertueux que soi-même », dit Mot-pour-mot.

Le visage du pasteur s’empourpra de colère. « Sortez d’ici, ou je vous jette dehors !

— Je pars avec plaisir. » Il se dirigea sans attendre vers la porte. « J’espère ne jamais remettre les pieds dans une église dont le pasteur n’est pas étonné d’apprendre que Satan a touché son autel.

— Je n’ai pas été étonné parce que je ne vous crois pas.

— Vous m’avez cru, fit Mot-pour-mot. Vous croyez aussi qu’un ange l’a touché. D’après vous, c’est la vérité. Mais je vous affirme qu’aucun ange ne pourrait la toucher sans laisser une trace visible pour moi. Et je ne vois ici qu’une seule trace.

— Menteur ! C’est vous que le Diable a envoyé, vous essayez de pratiquer votre nécromancie dans la maison de Dieu ! Hors d’ici ! Fichez le camp ! Je vous ordonne de partir !

— Je croyais que les artistes dans mon genre s’ordonnaient tout seuls ?

— Dehors ! » Le pasteur hurla ce dernier mot, les veines lui saillant du cou.

Mot-pour-mot remit son chapeau et sortit à grands pas. Il entendit la porte se refermer à la volée derrière lui. Il traversa une prairie vallonnée dont l’herbe d’automne était toute sèche, pour parvenir à un sentier montant vers la maison dont avait parlé la femme. Où elle était certaine qu’on l’accepterait.

Mot-pour-mot, lui, en était moins sûr. Il n’effectuait jamais plus de trois visites dans une même localité : quand on n’avait pas trouvé de maison d’accueil au bout du troisième essai, mieux valait reprendre la route. Cette fois-ci, le premier avait été anormalement mauvais, le second plus désastreux encore.

Pourtant, son malaise ne résultait pas de la tournure fâcheuse que prenaient ses visites. À la prochaine, la dernière, quand bien même on s’aplatirait pour lui baiser les pieds, il continuerait d’éprouver une impression étrange à l’idée de séjourner dans le pays. On avait là une ville si chrétienne que le principal citoyen interdisait sa porte aux pouvoirs occultes… et l’autel de l’église n’en portait pas moins la marque du Diable. Côté duperie, c’était encore pire. Les pouvoirs occultes étaient utilisés sous le nez d’Armure et par la personne qu’il chérissait le plus, à qui il faisait le plus confiance ; pendant qu’à l’église, le pasteur était convaincu que Dieu, et non le Diable, avait revendiqué son autel. À quoi Mot-pour-mot pouvait-il s’attendre, dans cette maison sur la colline, sinon à davantage de folie, davantage de duperie ? Les esprits tordus s’attiraient les uns les autres, il en savait quelque chose pour l’avoir vérifié par le passé.

La femme avait raison, des ponts enjambaient les ruisseaux. Mais même ces ouvrages singuliers ne présageaient rien de bon. Ponter un fleuve était une nécessité ; ponter une rivière une attention à l’égard des voyageurs. Mais pourquoi bâtir des ponts à ce point fignolés sur des ruisseaux tellement étroits que même un homme de l’âge de Mot-pour-mot pouvait les franchir d’un bond sans se mouiller le pied ? Les ouvrages étaient solides, ancrés dans le sol à bonne distance de chacun des bords du cours d’eau, tous deux pourvus d’un épais toit de chaume. Des gens déboursent de l’argent pour s’abriter dans des auberges moins hermétiques et moins au sec que ces ponts, s’étonnait Mot-pour-mot.

Ce qui voulait sûrement dire que ces gens, au bout du sentier, étaient aussi bizarres que ceux qu’il avait rencontrés jusque-là. Il ferait bien mieux de rebrousser chemin. La prudence voulait qu’il rebrousse chemin.

Mais la prudence, ce n’était pas son fort, à Mot-pour-mot. Le vieux Ben le lui avait signalé, des années plus tôt : « Un de ces jours, vous irez vous fourrer dans la gueule de l’enfer, Bill, rien que pour voir pourquoi le Diable a de si mauvaises dents. » Il y avait une raison à la présence des ponts, et Mot-pour-mot sentait là matière pour une histoire digne de figurer dans son livre.

Il ne marcha pas plus d’un mille, en fin de compte. Le sentier, qui semblait vouloir musarder dans un bois impénétrable, s’incurva brusquement vers le nord pour déboucher sur une belle propriété, aussi belle même que celles qu’il avait connues dans les paisibles territoires colonisés de Nouvelle-Orange ou de Pennsylvanie. La maison était grande et jolie, bâtie en rondins équarris, donc destinée à durer, et s’entourait de dépendances, remises, enclos et poulaillers, formant un véritable village à elle seule. De minces volutes de fumée qui montaient à un demi-mille plus loin sur le sentier lui apprirent qu’il n’avait pas tout à fait tort. Il y avait une autre maison à proximité, partageant le même chemin, ce qui voulait dire qu’y vivaient probablement des membres de la même famille. Des enfants mariés, sans aucun doute, et travaillant la terre en commun, pour la plus grande prospérité de tous. C’était une bonne chose, Mot-pour-mot le savait, quand des frères grandissaient en s’estimant assez pour se labourer mutuellement leurs champs.