Mot-pour-mot commençait toujours par se diriger vers l’habitation : mieux valait s’annoncer tout de suite plutôt que de rôder furtivement et de passer pour un voleur. Cette fois-ci, pourtant, quand il voulut marcher vers la maison, il se sentit d’un coup devenir tout bête, incapable de se rappeler ce qu’il comptait faire. On le détournait de son chemin par un sortilège repousseur si puissant qu’il ne s’en aperçut qu’une fois à mi-distance du bas de la colline, non loin d’un bâtiment de pierre près d’un ruisseau. Il s’arrêta net, effrayé, car personne n’avait assez de pouvoir, à son sens, pour l’éloigner sans qu’il ait eu conscience de ce qui lui arrivait. Cette habitation était aussi bizarre que les deux autres, et il ne voulait rien avoir à y faire.
Mais quand il tenta de rebrousser chemin, le même phénomène se reproduisit. Il se retrouva à descendre la colline vers le bâtiment de pierre.
À nouveau il s’arrêta, et cette fois murmura : « Qui que tu sois et quoi que tu veuilles, j’irai de ma propre volonté ou je n’irai pas. »
Aussitôt, il sentit comme une brise derrière lui, qui le poussait vers le bâtiment. Mais il savait qu’il pouvait faire demi-tour s’il le désirait. Contre la brise, il est vrai, mais c’était possible. Son esprit en fut considérablement tranquillisé. Quelles que soient les contraintes qu’on lui imposait, elles n’avaient pas pour but de l’asservir. Et ça, il le savait, c’était l’une des marques d’un charme bienveillant – rien à voir avec les chaînes invisibles d’un persécuteur.
Le sentier obliquait légèrement vers la gauche, le long du ruisseau, et Mot-pour-mot reconnaissait à présent que le bâtiment était un moulin, car il possédait un bief ainsi que le bâti pour une grande roue, installé où l’eau s’écoulerait. Mais aujourd’hui aucune eau ne se déversait dans le bief, et quand il s’approcha assez près pour voir par le large portail digne d’une grange, il découvrit pourquoi. Le bâtiment n’avait pas été condamné pour l’hiver. Il n’avait jamais été utilisé en tant que moulin. Les rouages étaient en place, mais il y manquait la grande meule circulaire. Il n’y avait qu’un soubassement de pavés ronds damés, de niveau, prêt à l’emploi, en attente.
En attente depuis longtemps. La construction datait au moins de cinq ans, à en juger par les plantes grimpantes et les mousses sur les murs. Bâtir ce moulin avait exigé beaucoup de travail, et pourtant on ne s’en servait que comme d’une grange.
Juste de l’autre côté de la porte, un chariot était agité de secousses : deux garçons se bagarraient sur une demi-charretée de foin. C’était une lutte amicale ; les enfants étaient manifestement frères, l’un dans les douze ans, l’autre de peut-être neuf, et la seule raison qui évitait au plus jeune de se faire éjecter du chariot et de passer la porte en vol plané, c’était que l’aîné ne pouvait se retenir de rire. Ils ne remarquèrent pas Mot-pour-mot, bien entendu.
Ils ne remarquèrent pas non plus au-dessus d’eux l’homme debout, à l’extrême bord du fenil, fourche en main, qui les observait. Mot-pour-mot pensa tout d’abord que l’homme les regardait avec fierté, à la façon d’un père. Puis il s’approcha suffisamment pour distinguer de quelle manière il tenait sa fourche. Comme un javelot, prêt à la lancer. L’espace d’un instant, Mot-pour-mot vit en esprit ce qui allait se produire : l’envol de la fourche qui s’enfonce dans la chair de l’un des garçons pour le tuer, sinon sur le coup, du moins à brève échéance par gangrène ou hémorragie stomacale. C’était à un meurtre qu’il assistait.
« Non ! » hurla-t-il. Il passa la porte en trombe pour arriver le long du chariot, les yeux levés vers l’homme dans le fenil.
Lequel plongea la fourche dans le foin près de lui, souleva la charge par-dessus le bord et la balança dans la carriole, ensevelissant à moitié les deux garçons. « J’vous ai amenés pour travailler, les deux oursons, pas pour vous faire des nœuds. » L’homme, souriant, les taquinait. Il adressa un clin d’œil à Mot-pour-mot. Comme si la mort n’avait pas habité ses yeux un instant plus tôt.
« Bien l’bonjour, la jeunesse, fit-il.
— Une jeunesse qui date un peu », dit Mot-pour-mot. Il ôta son chapeau, laissant son crâne chauve révéler son âge.
Les garçons se dégagèrent du foin. « Pourquoi qu’vous avez crié, m’sieur ? demanda le plus jeune.
— J’avais peur qu’il vous arrive quelque chose, répondit Mot-pour-mot.
— Oh, on s’bat tout l’temps comme ça, dit l’aîné. Vot’ main, l’ami. J’m’appelle Alvin, pareil que p’pa. » Le sourire du garçon était contagieux. Malgré la frayeur qu’il venait d’éprouver et tous ses déboires de la journée avec la magie, Mot-pour-mot n’avait d’autre choix que de lui rendre son sourire et d’accepter la main tendue. Alvin avait la poigne d’un adulte, tellement il était vigoureux. Mot-pour-mot en fit la remarque.
« Oh, il a fait sa main d’limace. Quand il la serre pour de vrai et qu’il écrabouille, il peut vous faire éclater la paume comme une framboise…» Le cadet lui serra la main à son tour. « J’ai sept ans et Al junior, il en a dix. » Plus jeunes qu’ils en avaient l’air. Ils dégageaient l’un et l’autre cette aigre et désagréable odeur corporelle des jeunes garçons qui ont joué sans se ménager. Mais Mot-pour-mot ne s’en souciait pas. C’était le père qui l’intriguait. Quel vertigo lui avait fait croire qu’il voulait tuer les enfants ? Quel homme aurait pu porter une main meurtrière sur des garçons aussi beaux et adorables ?
L’homme avait abandonné sa fourche à foin dans le fenil, descendu l’échelle et se dirigeait maintenant à grandes enjambées vers l’inconnu, les bras tendus comme pour l’étreindre. « Bienvenue chez nous, l’étranger, dit-il. J’suis Alvin Miller, et ceux-là, c’est mes deux plus jeunes fils, Alvin junior et Calvin.
— Cally, rectifia le cadet.
— Il aime pas ça qu’nos noms s’ressemblent, dit Alvin junior. Alvin et Calvin. Vous comprenez, on l’a appelé d’cette façon-là parce qu’on espérait qu’en grandissant il deviendrait aussi bien que moi. Dommage que ça marche pas. »
Calvin, feignant la colère, le bouscula. « M’est avis qu’lui, c’était l’premier essai, et quand moi j’suis arrivé, ils ont vu qu’cette fois y avait rien à redire !
— La plupart du temps on les appelle Al et Cally, intervint le père.
— La plupart du temps tu nous appelles “taisez-vous” et “amenez-vous” », fit Cally.
Al junior lui asséna une claque sur l’épaule qui l’envoya s’étaler dans la boue. Après quoi le père appliqua une botte sur l’arrière-train d’Al pour l’envoyer à son tour valdinguer cul par-dessus tête par la porte. Le tout dans la bonne humeur. Personne n’avait le moindre mal. Comment ai-je pu penser qu’un meurtre allait se commettre ici ?
« Vous v’nez avec un message ? Une lettre ? » demanda Alvin Miller. Maintenant que les gamins étaient dehors, à se crier dessus d’un bout à l’autre du pré, les grandes personnes pouvaient en placer une.
« Je regrette, fit Mot-pour-mot. Je ne suis qu’un voyageur. Une jeune dame dans le village m’a dit de monter ici, que j’y trouverais un endroit où dormir. En échange de n’importe quel ouvrage, même bien dur, que mes bras pourraient abattre. »
Alvin Miller sourit de toutes ses dents. « Voyons voir combien d’ouvrage ils peuvent abattre, ces bras-là. » Il tendit une main, mais ce n’était pas pour serrer celle de Mot-pour-mot. Il l’empoigna par l’avant-bras et plaqua son pied droit contre le sien. « Vous croyez pouvoir m’faire tomber ? demanda-t-il.