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— Dites-moi seulement avant qu’on commence, fit Mot-pour-mot, si pour obtenir un meilleur dîner je dois vous faire tomber ou non. »

Alvin Miller rejeta la tête en arrière et lança un cri, comme un Rouge. « Comment c’est, vot’ nom, l’étranger ?

— Mot-pour-mot.

— Eh ben, monsieur Mot-pour-mot, j’espère qu’vous aimez le goût d’la boue, parce que c’est ça qu’vous allez manger avant d’passer à table ! »

Mot-pour-mot sentit se resserrer la prise sur son avant-bras. Ses bras à lui étaient solides, mais pas autant que la poigne de cet homme-là. Or ce jeu ne faisait pas uniquement appel à la force. Il demandait aussi de l’astuce, et Mot-pour-mot n’en était pas dépourvu. Il se laissa lentement fléchir sous la pression d’Alvin Miller, bien avant d’avoir contraint l’homme à utiliser sa pleine puissance. Puis, soudain, il tira de toutes ses forces dans la direction où poussait Miller. D’ordinaire, c’était suffisant pour déséquilibrer l’adversaire le plus lourd, en retournant contre lui son propre poids ; mais son adversaire s’y attendait : il tira dans l’autre sens et Mot-pour-mot vola à une telle distance qu’il atterrit directement sur les pierres formant le soubassement de la meule absente.

Mais il n’y avait eu aucune malveillance dans le geste, en dehors du seul plaisir de la lutte. À peine Mot-pour-mot était-il à terre que Miller l’aidait à se relever en lui demandant s’il n’avait rien de cassé.

« Je suis bien content que vous n’ayez pas encore installé votre meule, dit Mot-pour-mot, sinon vous seriez en train de me replacer la cervelle dans le crâne.

— Quoi ? Vous êtes dans l’pays d’la Wobbish, l’ami ! Y a pas b’soin d’cervelle par icitte.

— Bon, eh bien, vous m’avez battu. Est-ce que ça veut dire que vous n’allez pas me donner l’occasion de mériter mon lit et mon repas ?

— L’mériter ? Non, monsieur. Pas d’ça chez moi. » Mais le large sourire sur son visage démentait la rudesse de ses paroles. « Non, non, vous pouvez travailler si ça vous chante, on aime tous savoir qu’on paye sa part dans la vie. Mais j’vais vous dire, j’vous garderais même avec les deux jambes cassées, qu’vous seriez incapable de lever le p’tit doigt pour nous aider. On a un lit qui vous attend, juste à côté d’la cuisine, et j’suis prêt à parier un cochon contre une airelle qu’mes garçons ont déjà prévenu Fidelity d’ajouter un bol pour le dîner.

— C’est aimable à vous, monsieur.

— Pas d’quoi, fit Alvin Miller. Z’êtes sûr d’avoir rien d’cassé ? Vous avez cogné les pierres rudement fort.

— Alors il me semble que vous devriez aller vérifier si je ne les ai pas abîmées, monsieur. »

Alvin éclata à nouveau de rire, lui donna une claque dans le dos et l’entraîna vers la maison.

Quelle maison c’était ! On ne pouvait imaginer plus de cris ni de hurlements en enfer. Miller entreprit de lui situer tous les enfants. Les quatre grandes filles étaient les siennes, vaquant à une demi-douzaine de tâches, menant toutes des discussions différentes avec chacune de leurs sœurs, à tue-tête, sautant d’une dispute à l’autre à mesure que leurs occupations les conduisaient de pièce en pièce. Le bébé qui braillait était un petit-enfant, de même que les cinq bambins qui jouaient, aussi bien dessus que dessous la table, aux Têtes Rondes et aux Cavaliers. La mère, Fidelity, semblait ne s’apercevoir de rien tandis qu’elle s’affairait sans relâche dans la cuisine. De temps en temps, sa main se détendait pour calotter un gamin à sa portée, mais par ailleurs elle ne se laissait jamais interrompre dans son travail – ni dans le flot continu des ordres, des réprimandes, des menaces ou des récriminations qu’elle distribuait.

« Comment faites-vous pour ne pas perdre la tête, avec tout ça ? lui demanda Mot-pour-mot.

— La tête ? jeta-t-elle. Vous croyez qu’une personne de tête supporterait ça ? »

— Miller lui montra sa chambre. C’est ainsi qu’il la présenta : « Vot’ chambre, tant qu’il vous plaira d’rester. » Elle avait un grand lit avec un oreiller de plumes et des couvertures ; la moitié d’un mur était formé de la paroi arrière de la cheminée, alors il y faisait chaud. Jamais Mot-pour-mot ne s’était vu offrir pareil lit au cours de tous ses vagabondages.

« Promettez-moi que vous ne vous appelez pas en réalité Procuste », dit-il.

Miller ne comprit pas l’allusion, mais aucune importance : le visage de Mot-pour-mot était éloquent. À l’évidence, Miller avait déjà connu pareilles expressions étonnées. « Nous autres, on loge pas les invités dans la plus mauvaise chambre, Mot-pour-mot, on les loge dans la meilleure. Et on arrête de parler d’ça.

— Va falloir que demain vous me laissiez travailler pour vous, alors.

— Oh, c’est pas les tâches qui manquent, si vous savez vous servir de vos mains. Et si l’travail de dame vous fait pas honte, ma femme pourrait avoir b’soin d’un coup d’main ou deux. On verra c’qui s’présentera. » Sur ce, Miller sortit de la chambre et ferma la porte derrière lui.

La porte close n’étouffait qu’en partie le brouhaha de la maisonnée, mais c’était une musique que Mot-pour-mot se moquait d’entendre. On n’était qu’en après-midi, mais il ne pouvait pas se retenir. Il se débarrassa de son sac, retira ses bottes et s’étendit doucement. Le lit produisit un bruit de paillasse, mais il y avait un matelas de plumes par-dessus, aussi était-il profond et moelleux. La paille était fraîche, et des herbes sèches qui pendaient aux pierres de la cheminée lui donnaient un parfum de thym et de romarin. Est-ce que je me suis jamais couché sur un lit aussi douillet à Philadelphie ? Ou avant ça, en Angleterre ? Pas depuis que j’ai quitté le sein maternel, décida-t-il.

On n’éprouvait aucune gêne à utiliser les pouvoirs, dans cette maison ; le charme s’étalait au vu et au su de tout le monde, peint au-dessus de la porte. Mais il en reconnut le motif. Il ne s’agissait pas d’un charme apaisant, destiné à réprimer toute violence dans l’âme de celui qui dormait ici. Il ne s’agissait pas d’un charme avertisseur, ni d’un charme repousseur. Aucun de ses éléments n’avait pour but de protéger la maison de l’hôte, ou l’hôte de la maison. Il procurait le bien-être, purement et simplement. Et il était impeccablement, finement dessiné, aux proportions idéales. Ce n’était pas facile de dessiner correctement un charme constitué de séries de chiffres trois. Mot-pour-mot ne se souvenait pas en avoir déjà vu d’aussi parfait.

Il ne fut donc pas surpris, allongé sur sa couche, de sentir les muscles de son corps se dénouer, comme si ce lit et cette chambre effaçaient la fatigue de vingt-cinq ans d’errances. Il en vint à penser qu’à sa mort il aimerait une tombe aussi confortable.

Quand Alvin junior le secoua pour le réveiller, toute la maison embaumait la sauge, le poivron et la viande mitonnée. « Z’avez juste le temps d’aller aux cabinets et d’vous laver avant d’venir à table, dit le jeune garçon.

— J’ai dû m’endormir, fit Mot-pour-mot.

— C’est pour ça qu’j’ai dessiné ce charme, dit l’enfant. Il marche bien, hein ? » Puis il déguerpit en coup de vent de la chambre.

Presque aussitôt, Mot-pour-mot entendit l’une des filles brailler un chapelet de menaces épouvantables à l’adresse du gamin. La dispute se poursuivait à plein volume quand il sortit pour se rendre aux cabinets ; et quand il en revint, les hurlements n’avaient pas cessé – quoique Mot-pour-mot se demanda si une autre sœur n’avait pas pris le relais de la première.

« J’te jure qu’ce soir, quand tu dormiras. Al junior, j’m’en vais t’coudre une mouffette à la plante des pieds ! »