La réponse d’Al lui resta indistincte à cause de la distance, mais elle déclencha une nouvelle série de glapissements. Mot-pour-mot avait déjà entendu crier par le passé. Parfois il sentait l’amour derrière les cris, parfois la haine. Quand il sentait la haine, il décampait aussi vite que possible. Dans cette maison-ci, il pouvait rester.
Les mains et la figure lavées, il était assez propre pour que Dame Fidelity lui permette d’apporter les miches de pain à la table – « à condition qu’vous les colliez pas contre cette chemise faisandée qu’vous avez sus l’dos ». Puis Mot-pour-mot prit place, bol en main, dans la procession familiale qui défila dans la cuisine et en ressortit après répartition entre chacun des membres de près d’un cochon entier.
Ce fut Fidelity, et non pas Miller, qui invita l’une des filles à dire la prière, et Mot-pour-mot remarqua que le père ne ferma même pas les yeux, bien que tous ses enfants aient courbé la tête et joint les mains. Comme si la prière, il la tolérait mais ne l’encourageait pas. Sans avoir à le demander, Mot-pour-mot sut qu’Alvin Miller et le pasteur, là-bas dans sa belle église blanche, ne s’entendaient pas du tout. Il se dit que le meunier pourrait même apprécier l’un des proverbes de son livre : « La chenille choisit les plus belles feuilles pour déposer ses œufs, et sur les plus belles joies le pasteur appose son désaveu. »
À sa grande surprise, le repas échappa au chaos. Chaque enfant, à tour de rôle, fit le compte-rendu de sa journée, et tout le monde écouta, en accordant parfois des conseils ou des félicitations. Finalement, quand il ne resta plus de ragoût et que Mot-pour-mot en sauçait les dernières traces avec un morceau de pain, Miller se tourna vers lui, comme il l’avait fait pour chacun des membres de la famille.
« Et vot’ journée, Mot-pour-mot. Elle a été bien employée ?
— J’ai marché quelques milles avant midi, et j’ai grimpé à un arbre, dit-il. De là-haut, j’ai vu un clocher, ce qui m’a conduit à une ville. Là, un habitant chrétien a eu peur de mes pouvoirs occultes sans même en avoir éprouvé un seul, tout comme un pasteur qui prétendait pourtant ne pas croire que j’en avais. Moi, tout ce que je cherchais, c’était un lit et un bon repas, et aussi l’occasion de travailler pour les gagner. Alors une femme m’a dit que les gens au bout de ce chemin de terre m’accepteraient chez eux.
— Ça devait être not’ fille Aliénor, dit Fidelity.
— Oui, fit Mot-pour-mot. Je vois à présent qu’elle a le regard de sa mère, toujours calme, en toutes circonstances.
— Non, l’ami, dit Fidelity. C’est seulement qu’ce regard en a tellement vu de dures que depuis, c’est pas facile de m’inquiéter.
— J’espère, avant mon départ, pouvoir entendre l’histoire de ces moments difficiles », dit Mot-pour-mot.
Fidelity détourna les yeux pour déposer un nouveau morceau de fromage sur le pain d’un de ses petits-enfants.
Le voyageur préféra revenir au récit de sa journée et ne pas montrer qu’elle risquait de l’avoir embarrassé en ne lui répondant pas.
« Ce chemin était vraiment curieux, dit-il. Il y avait des ponts couverts sur des ruisseaux où un enfant aurait pu barboter et qu’un homme aurait pu enjamber. J’espère entendre l’histoire de ces ponts avant que je m’en aille. »
Encore une fois, tous les regards se détournèrent.
« Et quand je suis sorti du bois, j’ai trouvé un moulin sans meule, deux jeunes garçons qui luttaient sur un chariot, un meunier qui m’a infligé la plus belle mise à terre de ma vie et une famille qui m’a accepté et m’a donné la meilleure chambre de la maison, bien que je sois un étranger et sans savoir si j’étais un bon ou un mauvais gars.
— Vous en êtes un bon, tiens, fit Al junior.
— Ça vous ennuie si je vous pose des questions ? J’en ai vu, des gens accueillants dans ma vie, et j’ai logé dans plus d’un foyer heureux, mais aucun ne l’était autant que le vôtre et aucun n’avait autant de plaisir à me voir. »
Ils faisaient tous silence autour de la table. Finalement. Fidelity releva la tête et lui sourit. « J’suis bien contente qu’pour vous on soye heureux, dit-elle. Mais on se souvient tous du passé aussi, et p’t-être que l’bonheur d’aujourd’hui nous paraît plus doux parce qu’on a gardé la mémoire du malheur.
— Mais pourquoi recevoir quelqu’un comme moi chez vous ? »
Miller répondit lui-même : « Parce qu’un jour on a été des étrangers et qu’des bonnes gens nous ont reçus chez eux.
— J’ai vécu quelque temps à Philadelphie, et j’ai tout d’un coup envie de vous demander : vous êtes de la Société des Amis ? »
Fidelity secoua la tête. « J’suis presbytérienne. Comme beaucoup d’nos enfants. »
Mot-pour-mot regarda Miller.
« J’suis rien du tout, fit-il.
— Un chrétien n’est pas rien du tout, dit Mot-pour-mot.
— J’suis pas chrétien non plus.
— Ah, fit Mot-pour-mot. Un déiste, alors, comme Tom Jefferson. » Un murmure parcourut les enfants à l’énoncé du nom du grand homme.
« Mot-pour-mot, j’suis un père qu’aime ses enfants, un mari qu’aime sa femme, un fermier qui paye ses dettes et un meunier sans meule. » Puis l’homme se leva de table et s’en alla. On entendit une porte se refermer. Il était sorti.
Mot-pour-mot se tourna vers Fidelity. « Oh, madame, j’en ai peur, vous devez regretter que je sois venu chez vous.
— Vous posez des tas d’questions, fit-elle.
— Je vous ai dit mon nom, et mon nom est en rapport avec ce que je fais. À chaque fois que je pressens une histoire, une qui compte, une véridique, j’ai hâte de la connaître. Et si on me la raconte et que je la crois, alors je m’en souviens pour toujours et je la répète partout où je vais.
— C’est grâce à ça qu’vous voyagez ? demanda l’une des filles.
— Je voyage en donnant la main à réparer des chariots, à creuser des fossés, à filer des textiles… tout ce qu’on trouve à faire. Mais ma principale tâche, ce sont les histoires, et je les échange, une contre une, mot pour mot. Vous n’avez peut-être pas envie pour l’instant de me raconter une histoire, et ça me convient parfaitement parce que je n’ai jamais pris une histoire qui ne m’ait été donnée de plein gré. Je ne suis pas un voleur. Mais vous voyez, j’en ai déjà une, d’histoire : tout ce qui m’est arrivé aujourd’hui. Les gens les plus charmants et le lit le plus moelleux entre le Mizzipy et l’Alphée.
— Où c’est-y l’Alphée ? C’est une rivière ? demanda Cally.
— Quoi, tu veux une histoire ? fit Mot-pour-mot.
— Oui ! vociférèrent les enfants.
— Mais pas l’fleuve Alphée, dit Al junior. Il existe pas. »
Mot-pour-mot le fixa, sincèrement surpris. « Comment tu le sais ? Tu as lu le recueil de Lord Byron des poèmes de Coleridge ? »
Al junior regarda autour de lui, déconcerté.
« On a pas beaucoup d’livres chez nous autres, expliqua Fidelity. Le pasteur leur donne des leçons de catéchisme, comme ça ils apprennent à lire.
— Alors, comment tu sais que le fleuve Alphée n’existe pas ? »
Al junior plissa le visage, l’air de dire : ne me pose pas de questions quand je ne connais pas les réponses moi-même. « J’veux une histoire avec Jefferson. Vous avez dit son nom comme si que vous l’avez vu.
— Oh, oui, je l’ai vu. Et Tom Paine, et Patrick Henry avant qu’on le pende, et j’ai vu l’épée qui a coupé la tête à George Washington. J’ai même vu le roi Henri Deux avant que les Français ne coulent son bateau en 1801 et ne l’expédient au fond de l’eau.
— Là où c’était sa place, murmura Fidelity.