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— Si c’est pas pus bas, ajouta l’une des grandes filles.

— Je dis amen à ça. On raconte en Appalachie qu’il avait tellement de sang sur les mains que même ses os en sont tachés, tout brunis, et que même les poissons les moins difficiles refusent de mordre dedans. »

Les enfants éclatèrent de rire.

« Avant Tom Jefferson, dit Al junior, j’veux une histoire du pus grand sorcier américain. J’parie qu’vous avez connu Ben Franklin. »

Une fois encore, l’enfant le surprenait. Comment avait-il deviné que de toutes les histoires, c’étaient celles sur Ben Franklin qu’il préférait raconter ?

« Si je l’ai connu ? Oh, un peu, fit-il, sachant que le ton de sa réponse leur promettait toutes les histoires qu’ils pouvaient espérer. Je n’ai vécu avec lui qu’une demi-douzaine d’années, et il y avait huit heures par nuit où je ne le voyais pas. Alors je ne peux pas dire que je le connaissais bien. »

Al junior se pencha par-dessus la table, les yeux brillants, sans ciller. « Il était un faiseur pour de vrai ?

— Toutes ces histoires, vous les connaîtrez, mais chacune en son temps, dit Mot-pour-mot. Tant que votre père et votre mère voudront bien me garder et tant que j’aurai l’impression d’être utile, je resterai et je vous raconterai des histoires jour et nuit.

— D’abord avec Ben Franklin, insista Alvin junior. C’est vrai qu’il a fait tomber la foudre du ciel ? »

X

Les visions

Alvin junior se réveilla en sueur du cauchemar. Ça lui avait paru si réel… et il était essoufflé comme s’il avait cherché à s’enfuir en courant. Mais il n’avait pas couru, il le savait. Il restait allongé, les yeux fermés ; il craignait encore de les ouvrir : ça serait toujours là. Il y avait longtemps, quand il était encore tout petit, il se mettait à crier chaque fois qu’il faisait ce cauchemar. Mais dès qu’il essayait de l’expliquer à papa et maman, ils lui répétaient toujours la même chose : « Bah, c’est rien, fiston. Tu vas pas me dire qu’un rien te fait peur ? » Il apprit donc à se retenir et ne jamais crier quand le rêve se produisait.

Il ouvrit enfin les yeux, et ça reflua vers les coins de la chambre, où rien ne le forçait à regarder directement. Très bien. Reste là et laisse-moi tranquille, dit-il silencieusement.

Puis il se rendit compte qu’il faisait grand jour et que maman avait préparé ses pantalon et veste de drap noir avec une chemise propre. Ses habits du dimanche pour aller au culte. Il aurait presque mieux aimé retourner à son cauchemar plutôt que se réveiller pour ça.

Alvin junior détestait le dimanche matin. Il détestait bien s’habiller, parce qu’il ne pouvait pas se mettre par terre ni s’agenouiller dans l’herbe, ni même se pencher sans se salir quelque part et sans que maman lui rappelle de respecter le jour du Seigneur. Il détestait l’obligation de marcher à pas feutrés dans la maison durant toute la matinée sous prétexte que ce jour-là, il ne fallait pas jouer ni faire de bruit. Et par-dessus tout, il détestait l’idée de s’asseoir sur un banc inconfortable du premier rang, face au révérend Thrower dont les yeux ne lâchaient pas les siens pendant qu’il prêchait sur les feux de l’enfer promis aux impies qui méprisaient la vraie religion et plaçaient leur foi dans les faibles capacités de l’intelligence humaine. Tous les dimanches pareil.

Et Alvin ne méprisait pas vraiment la religion, oh non. Il méprisait le révérend Thrower, voilà tout. Toutes ces heures d’école, maintenant que la moisson était terminée ! Alvin junior lisait couramment, et en calcul il avait la plupart du temps les bonnes réponses. Mais ça ne suffisait pas au vieux Thrower. Il fallait aussi qu’il enseigne la religion. Les autres enfants – les Suédois et les Knickerbockers venant de l’amont, les Écossais et les Anglais de l’aval – ne recevaient la raclée que s’ils répondaient avec insolence ou donnaient trois mauvaises réponses de suite. Mais Thrower attrapait sa badine pour corriger Alvin junior à la moindre occasion, aurait-on dit, et ce n’était pas à propos de connaissances apprises dans les livres, c’était toujours à propos de religion.

Évidemment, ça n’arrangeait rien que la Bible donne sans arrêt envie de rire à Alvin, tout le temps au mauvais moment. C’est ce que Mesure lui avait dit, la fois où il s’était enfui de l’école pour se cacher chez David jusqu’à ce que son frère le retrouve juste avant le dîner. « Si t’évitais d’rigoler quand il lit la Bible, tu t’ferais moins taper d’ssus. »

Mais ça donnait vraiment envie de rire. Quand Jonathan tirait toutes ses flèches en l’air et qu’elles manquaient leur cible. Quand Jéroboam ne tirait pas assez de flèches par sa fenêtre. Quand Pharaon n’arrêtait pas d’imaginer des ruses pour empêcher les Hébreux de partir. Quand Samson, le benêt, disait son secret à Dalila qui l’avait déjà trahi par deux fois. « Comment j’dois faire pour pas rire ?

— T’as qu’à penser à ton derrière plein d’cloques, disait Mesure. Ça devrait t’effacer le sourire d’la figure.

— Mais quand j’y pense, c’est toujours après que j’ai déjà ri.

— Alors, probab’ que t’auras jamais l’usage d’une chaise avant tes quinze ans. Parce que maman t’laissera jamais quitter cette école, que Thrower t’lâchera jamais la bride et qu’tu peux pas te cacher chez David indéfiniment.

— Pourquoi donc ?

— Parce que s’cacher d’son ennemi c’est pareil que le laisser gagner. »

Ainsi Mesure n’avait pas voulu le protéger et Alvin avait dû s’en revenir – et recevoir en plus une trempe par papa pour avoir fait peur à tout le monde en s’enfuyant et en restant caché si longtemps. Pourtant, Mesure l’avait aidé pour de bon. C’était réconfortant de savoir que quelqu’un voulait bien reconnaître que le pasteur était son ennemi Tous les autres s’extasiaient tellement sur Thrower – qu’il était merveilleux, pieux, instruit ! et comme c’était aimable à lui de faire profiter les enfants de son puits de science ! – qu’Alvin en avait presque envie de dégobiller.

Même s’il parvenait le plus souvent à garder un visage impassible pendant la classe, et donc à recevoir moins de raclées, le dimanche restait l’épreuve la plus terrible de toutes parce que, cloué à son banc inconfortable, il devait écouter Thrower alors que la moitié du temps il se retenait d’éclater de rire à se rouler par terre, et que l’autre moitié ça le démangeait de se lever pour crier : « Jamais j’ai entendu une grande personne dire une chose aussi bête ! » Il avait même l’impression que papa ne le corrigerait pas trop s’il disait ça à Thrower, car papa n’avait pas une haute opinion du bonhomme. Mais maman… elle ne lui pardonnerait jamais de blasphémer dans la maison du Seigneur.

Le dimanche matin, conclut-il, a été inventé pour donner aux pécheurs un avant-goût du premier jour d’éternité en enfer.

Probable que maman ne permettrait même pas que Mot-pour-mot raconte la moindre histoire aujourd’hui, à moins qu’elle ne soit tirée de la Bible. Et comme Mot-pour-mot ne racontait apparemment jamais d’histoires de la Bible, Alvin junior sentit que la journée ne serait pas bonne.

La voix de maman explosa en bas de l’escalier : « Alvin junior, j’en ai plein l’dos que tu mettes trois heures à t’habiller l’dimanche malin ! J’vais finir par t’emmener à l’église tout nu !

— J’suis pas tout nu ! » se récria Alvin. Mais comme, en fait de vêtement, il portait sa chemise de nuit, c’était sans doute pire que d’être tout nu. Il se dépouilla en hâte de la chemise de flanelle, l’accrocha à une patère et entreprit de s’habiller aussi vite qu’il le pouvait.