Ce genre de réponse détournée avait le don d’exaspérer Alvin. « Si c’est pour entendre quelque chose que j’comprends pas, j’peux tout aussi bien lire Isaïe.
— Ça me flatte l’oreille, mon garçon, que tu me compares au plus grand des prophètes.
— Il est pas si bon prophète que ça, si personne arrive à comprendre c’qu’il a écrit.
— Il voulait peut-être qu’on devienne tous prophètes.
— J’suis contre les prophètes, annonça Alvin. À ce qui m’semble, ils finissent eux aussi par mourir comme tout l’monde. » C’était quelque chose qu’il avait entendu son père dire.
« Tout le monde finit par mourir, fit Mot-pour-mot. Mais certains morts continuent de vivre dans les mots qu’ils ont écrits.
— On peut jamais faire confiance aux mots. Tu vois, quand je fais un objet, et ben, c’est rien d’autre que l’objet que j’ai fait. Par exemple quand j’fabrique un panier. C’est un panier. Quand il s’casse, eh ben, c’est un panier cassé. Mais quand j’dis des mots, ils peuvent complètement se déformer. Thrower peut reprendre mes mots et les retourner pour leur donner un autre sens qu’est exactement l’contraire de c’que j’ai dit.
— Considère ça d’une autre façon, Alvin. Quand tu fabriques un panier, ce n’est jamais rien de plus qu’un seul et unique panier. Mais quand tu dis des mots, ils peuvent être répétés à l’infini et réchauffer les cœurs de gens vivant à mille milles du lieu où tu les as prononcés pour la première fois. Les mots peuvent grandir, alors que les choses ne sont jamais plus que ce qu’elles sont. »
Alvin essaya de se représenter l’idée et, maintenant que Mot-pour-mot venait de l’énoncer, l’image se forma facilement dans son esprit. Des mots aussi invisibles que l’air, sortant de la bouche de son compagnon et se propageant d’une personne à l’autre. Gagnant à chaque fois de l’ampleur, mais toujours invisibles.
Puis, d’un coup, la vision se modifia. Il vit les mots qui sortaient de la bouche du pasteur, comme un frémissement dans l’air, qui se propageaient et s’infiltraient partout… et soudain ce fut son cauchemar, le rêve terrible qui le poursuivait, éveillé comme endormi, et qui lui transperçait le cœur jusqu’à l’épine dorsale au point qu’il en croyait mourir. Le monde envahi par un néant invisible et frissonnant qui s’infiltrait partout pour détruire. Alvin le voyait, qui roulait vers lui comme une monstrueuse boule de plus en plus énorme. Il savait, par tous ses cauchemars antérieurs, que même s’il serrait les poings ça s’amenuiserait pour s’insinuer entre ses doigts, et que même s’il fermait la bouche et les yeux ça se plaquerait sur sa figure pour s’introduire dans son nez, ses oreilles et…
Mot-pour-mot le secoua. Brutalement, Alvin ouvrit les paupières. Le frémissement dans l’air battit en retraite aux limites de sa vision. C’était comme ça qu’Alvin le voyait la plupart du temps, en attente, presque hors de vue, prudent comme une belette, prêt à s’esquiver dès qu’il tournerait la tête.
« Qu’est-ce qui t’arrive, petit ? » demanda Mot-pour-mot. Son visage avait une expression effrayée.
« Rien.
— Ne me dis pas ça. D’un seul coup, j’ai vu la peur te gagner, comme si tu avais une vision terrible.
— C’était pas une vision, dit Alvin. Une fois j’ai eu une vision, alors je sais.
— Oh ? fit Mot-pour-mot. C’était quoi, ta vision ?
— Un homme-lumière. J’l’ai jamais dit à personne, et c’est pas asteure que j’vais commencer. »
Mot-pour-mot n’insista pas. « Ce que tu viens de voir, là, si ce n’était pas une vision, c’était quoi, alors ?
— Rien. » C’était la vérité ; pourtant il savait aussi que ce n’était pas une réponse. Mais il ne voulait pas répondre. À chaque fois qu’il en parlait, on se fichait de lui, on prétendait qu’il faisait l’enfant pour des riens.
Mais Mot-pour-mot n’allait pas le laisser ignorer sa question. « J’ai attendu une véritable vision toute ma vie, Al junior, et toi, tu viens d’en avoir une, ici, en plein jour, les yeux grands ouverts, tu as vu quelque chose de si terrible que tu t’es arrêté de respirer. Alors dis-moi ce que c’était.
— J’te l’ai déjà dit ! C’était rien ! » Puis, plus doucement : « C’est rien, mais j’le vois. Comme si l’air tremblotait partout où ça s’promène.
— C’est rien, mais ce n’est pas invisible ?
— Ça rentre partout. Ça rentre dans les plus p’tites fentes et ça démolit tout. Ça tremble et ça tremble jusqu’à ce qu’il reste pus rien que d’la poussière ; j’veux l’empêcher d’approcher, mais ça devient de pus en pus gros, ça roule par-dessus tout, on dirait qu’ça va recouvrir le ciel et la terre. » Alvin ne pouvait plus se retenir. Il frissonnait de froid, bien qu’aussi emmitouflé qu’un ours.
« Combien de fois tu as déjà vu ça ?
— Depuis toujours, j’crois bien. Ça m’arrive par moments. La plupart du temps, il suffit que j’pense à aut’ chose, et ça reste à l’écart.
— Où donc ?
— À l’écart. Où je l’vois pas. » Alvin s’agenouilla, puis s’assit, épuisé. S’assit à même l’herbe humide, dans son pantalon du dimanche, mais il s’en rendit à peine compte. « Quand t’as parlé des mots qui s’répétaient et s’en allaient au loin, ça m’a fait le revoir.
— Un rêve qui revient avec insistance cherche à te dire la vérité, » lui affirma Mot-pour-mot.
Le vieil homme manifestait une telle passion pour toute cette affaire qu’Alvin se demanda s’il comprenait vraiment combien ça faisait peur. « C’est pas une de tes histoires, Mot-pour-mot.
— C’en sera une, fit-il, dès que j’aurai compris. »
Puis il s’assit auprès de lui et réfléchit longuement en silence. Alvin attendait en triturant de l’herbe avec les doigts. Au bout d’un moment, il s’impatienta. « P’t-être que tu peux pas tout comprendre, dit-il. C’est p’t-être que j’suis malade dans ma tête. P’t-être que j’ai des crises de folie.
— Attends, fit Mot-pour-mot, sans même s’être aperçu qu’Alvin venait de parler. Je pense que j’ai trouvé un sens à tout ça. Je vais t’expliquer, on va voir si c’est plausible. »
Alvin n’aimait pas qu’on l’ignore. « Ou p’t-être que c’est toi qu’as des crises de folie, t’as pensé à ça, Mot-pour-mot ? »
Mot-pour-mot balaya d’un geste l’hypothèse d’Alvin. « Tout l’univers n’est qu’un rêve dans l’esprit de Dieu ; tant qu’il est endormi, il y croit et les choses demeurent réelles. Ce que tu vois, toi, c’est le réveil du Seigneur qui sort petit à petit de son sommeil, un réveil qui chasse le rêve et défait l’univers ; un jour, Dieu finira par s’asseoir et se frotter les yeux en disant : “Hou, quel rêve ! j’aimerais bien me rappeler ce que c’était.” Au même instant on aura tous disparu. » Il regarda Alvin d’un œil anxieux. « Qu’est-ce que tu en penses ?
— Si c’est c’que tu crois, Mot-pour-mot, alors t’es un vrai crétin, comme le dit Armure-de-Dieu.
— Oh, il dit ça, hein ? » Sa main jaillit soudain et saisit le poignet de l’enfant. Surpris, Alvin lâcha ce qu’il tenait. « Non ! Ramasse-le ! Regarde ce que tu faisais !
— J’faisais rien que m’amuser, bon d’là ! »
Mot-pour-mot tendit la main et ramassa ce qu’Alvin avait laissé tomber. C’était un minuscule panier, de moins d’un pouce de large, fait de brins d’herbe d’automne. « Tu viens de faire ça, à l’instant.