Elle regarda en dessous pour voir si l’écurie du forgeron était toujours pleine de chevaux. Elle l’était. Les chevaux n’avaient pas été ferrés, la route allait se transformer en gadoue, donc le fermier venu de West Fork avec ses deux fils serait bloqué ici. Aucune chance qu’ils repartent chez eux par un temps pareil, avec la foudre prête à enflammer la forêt, à faire tomber un arbre sur leur passage, ou peut-être tout simplement à les frapper un bon coup et les étendre raides morts dans un cercle, comme ces cinq Quakers dont on parlait encore, une histoire qui s’était passée par ici dans les années 90, à l’époque où les premiers blancs venaient s’établir dans la région. Les gens parlaient encore du « Cercle des Cinq » ; certains se demandaient si Dieu ne s’était pas empressé d’écrabouiller les Quakers, comprenant que c’était le seul moyen de leur clouer le bec ; d’autres, s’il ne les avait pas fait monter au paradis comme le premier Lord Protecteur Oliver Cromwell qui s’était volatilisé, frappé par la foudre à l’âge de quatre-vingt-dix-sept ans.
Non, le fermier et ses grands garçons resteraient une nuit de plus. La petite Peggy était fille d’aubergiste, pas vrai ? Les papooses apprenaient à chasser, les négrillons à porter des fardeaux, les petits paysans à prévoir le temps et une fille d’aubergiste à deviner quels clients resteraient pour la nuit, avant qu’ils le sachent eux-mêmes.
Leurs chevaux mâchonnaient dans l’écurie, ils renâclaient et se prévenaient de l’approche de la tempête. Dans chaque groupe de chevaux, songea la petite Peggy, faut toujours qu’il y en ait un de complètement bouché à qui les autres doivent expliquer tout ce qui se passe. Grosse tempête, ils disaient. On va attraper la saucée, si la foudre ne nous frappe pas d’abord. Et le cheval bouché continuait de hennir doucement et de répéter : « C’est quoi, tout ce raffut ? C’est quoi, tout ce raffut ? »
Et alors le ciel s’ouvrit pour déverser des trombes d’eau sur la terre. Les feuilles des arbres furent arrachées, tant la pluie battait avec violence. Elle tombait si dru, aussi, que pendant une minute la petite Peggy ne distingua même plus la forge et s’imagina que le courant l’avait peut-être emportée. Grandpapa lui avait dit que le ruisseau descendait tout droit jusqu’à la rivière Hatrack, que la rivière Hatrack se jetait dans l’Hio, que l’Hio s’enfonçait à travers la forêt pour rejoindre le Mizzipy, qui lui-même allait se déverser dans la mer ; et grandpapa racontait que la mer avalait tellement d’eau qu’elle en attrapait une indigestion et lâchait les rots les plus formidables qu’on puisse imaginer. C’était ça, l’origine des nuages. La mer qui rotait. La forge allait suivre le courant, se faire avaler puis renvoyer ; et après, un jour qu’elle, la petite Peggy, ne s’y attendrait pas, un nuage crèverait pour laisser proprement tomber la forge où le brave Conciliant Smith continuerait de marteler, cling, cling, cling.
Enfin la pluie faiblit légèrement et Peggy regarda en contrebas pour constater que la forge n’avait pas bougé. Mais ce n’était pas la forge qui lui attirait le regard. Non, ce qui l’attirait, c’étaient des étincelles très loin dans la forêt, en aval vers l’Hatrack, là-bas du côté du gué ; seulement, il ne fallait pas compter passer le gué aujourd’hui, avec cette pluie. Des étincelles, beaucoup d’étincelles, et elle savait qu’elles appartenaient toutes à des gens. Elle n’avait plus guère besoin d’y penser, il lui suffisait de regarder leurs flammes de vie pour les connaître mieux. Visions d’avenir ou visions du passé, elles cohabitaient toutes dans la flamme de vie.
Pour l’instant, elle voyait la même chose dans chacun de leurs cœurs. Un chariot au milieu de l’Hatrack, l’eau qui montait, et dans le chariot, tout ce qu’ils possédaient au monde.
La petite Peggy ne parlait pas beaucoup, mais personne n’ignorait qu’elle était une torche, aussi l’écoutait-on chaque fois qu’elle se manifestait pour signaler des difficultés. Particulièrement ce genre de difficultés. Bien sûr, la colonisation de la région n’était pas récente, elle datait de bien avant la naissance de Peggy, mais ils n’avaient pas encore oublié que tout chariot pris dans une crue représentait une perte pour tous.
Elle dévala la colline ; ses pieds volaient au ras de l’herbe, sautaient par-dessus les trous de marmottes, glissaient dans les passages escarpés ; aussi ne s’écoula-t-il pas plus de vingt secondes entre le moment où elle avait aperçu au loin les flammes de vie et celui où elle ouvrit la bouche chez le forgeron. Le fermier de West Fork voulut d’abord la faire attendre, le temps qu’il finisse de raconter ses souvenirs des plus grosses tempêtes qu’il avait affrontées. Mais Conciliant connaissait la petite Peggy. Lui, il l’écouta aussitôt, puis dit aux garçons de seller leurs chevaux, ferrés ou pas ; il y avait des gens bloqués au gué de la Hatrack et ce n’était pas le moment de s’amuser. La petite Peggy n’eut même pas le loisir de les voir partir : Conciliant l’avait déjà envoyée à l’auberge chercher son père et tous les ouvriers et voyageurs qui s’y trouvaient. Pas un seul qui n’eût un jour entassé tout ce qu’il possédait au monde dans un fourgon pour le conduire vers l’ouest, par des routes de montagnes, jusque dans cette forêt. Pas un seul qui n’eût senti une rivière lécher son chariot dans l’espoir de se l’approprier. Ils répondirent tous présents. C’était comme ça en ce temps-là, voyez-vous. Les gens prenaient conscience des ennuis de leur prochain aussi vite que s’il s’agissait des leurs.
IV
La rivière Hatrack
Vigor, à la tête des garçons, s’efforçait de pousser le chariot, pendant qu’Aliénor encourageait les chevaux de la voix. Alvin Miller s’employait à transporter les petites filles une par une pour les mettre en sécurité sur la rive opposée. Le courant démoniaque s’agriffait à lui et murmurait : « Je te prendrai tes enfants, je te les prendrai tous », mais Alvin répondait « non » avec chaque muscle de son corps tandis qu’il luttait pour gagner la terre ferme ; et il répéta « non » au murmure jusqu’à ce que ses filles se retrouvent sur la berge, trempées comme des soupes, le visage dégoulinant de pluie comme si elles pleuraient tous les malheurs du monde.
Il aurait bien transporté Fidelity aussi, avec son bébé dans le ventre, mais elle ne voulait pas bouger. Elle restait assise, arc-boutée contre les malles et les meubles à l’intérieur du chariot ballotté, prêt à déverser. La foudre éclata et des branches se cassèrent ; l’une d’elles déchira la toile et l’eau envahit le chariot ; mais Fidelity tint bon, les jointures blanches, les yeux fixes. À son regard, Alvin sut que rien de ce qu’il pourrait dire ne la ferait changer d’avis. Il n’y avait qu’une manière de sortir Fidelity et son bébé à naître de cette rivière, c’était d’en sortir le chariot.
« Les chevaux, ils ripent, papa ! cria Vigor. Ils bronchent tout l’temps, ils vont s’casser une patte.
— Mais on peut pas s’dégager sans les chevaux !
— Les bêtes, c’est pas rien, papa. Si on les laisse comme ça, on va perdre à la fois l’chariot et les chevaux !
— Maman bougera pas du chariot. »
Il lut la compréhension dans les yeux de Vigor. Leurs biens ne valaient pas qu’on prenne le risque de mourir pour les sauver. Mais maman, si.
« Quand même, fit Vigor. Depuis la berge l’attelage tirerait plus fort. Icitte, dans l’eau, ils sont bons à rien.
— Demande aux garçons d’les dételer. Mais d’abord, attachez une corde à un arbre pour arrimer l’chariot ! »
En moins de deux minutes les jumeaux Économe et Fortuné avaient gagné la rive et nouaient la corde à un gros arbre. David et Mesure en fixaient une autre au harnais de couplage des chevaux, pendant que Placide tranchait les longes qui les reliaient au fourgon. De bons garçons, qui s’acquittaient admirablement de leur tâche ; Vigor hurlait ses ordres, tandis qu’Alvin était cantonné au rôle de spectateur impuissant à l’arrière du chariot, surveillant tantôt Fidelity qui se retenait d’accoucher, tantôt la rivière Hatrack qui s’efforçait de les culbuter en enfer.