— Un jour, j’veux connaître son histoire, dit Alvin. J’veux savoir pourquoi les lettres, elles étaient si brillantes. »
Il releva la tête et vit maman et Mot-pour-mot qui se regardaient longuement dans les yeux.
Alors, à la limite de son champ de vision, là où il le distinguait presque mais pas tout à fait, il sentit la présence du Défaiseur, frémissant, invisible, attendant de détruire le monde. Sans même y penser, Alvin sortit le devant de sa chemise de son pantalon et en noua les pans ensemble. Le Défaiseur hésita, puis battit en retraite hors de vue.
XI
La meule
Mot-pour-mot se réveilla quand on vint le secouer. Il faisait encore nuit noire dehors, mais c’était l’heure de se mettre en route. Il s’assit, fit quelques flexions et constata avec plaisir qu’il avait les muscles moins noués et moins douloureux ces temps-ci, depuis qu’il dormait sur un lit moelleux. Je m’y habituerais bien, pensa-t-il. J’apprécierais de vivre ici.
Le lard était si gras qu’il l’entendait distinctement grésiller dans la cuisine. Il allait chausser ses bottes quand Mary frappa à la porte. « Je suis à peu près décent », dit-il.
Elle entra et lui tendit deux paires de longues et grosses chaussettes. « J’les ai tricotées moi-même, dit-elle.
— Je n’en trouverais pas d’aussi chaudes à Philadelphie.
— L’hiver est très froid par icitte, dans l’pays d’la Wobbish, et…» Elle ne termina pas. Toute intimidée, elle baissa subitement la tête et détala de la chambre.
Mot-pour-mot enfila les chaussettes et les bottes par-dessus, puis il sourit. Il n’éprouvait aucun scrupule à accepter quelques cadeaux de ce genre. Il travaillait aussi dur que les autres et avait beaucoup aidé à remettre la ferme en état en prévision de l’hiver. Il faisait un bon couvreur – il adorait grimper et ignorait le vertige. C’étaient ses mains à lui qui avaient vérifié que les toits de la maison, des dépendances, des resserres et des poulaillers n’avaient aucune fuite.
Et, comme personne ne se décidait, il avait préparé le moulin à recevoir une meule. Il avait lui-même chargé tout le foin qui recouvrait le sol, cinq pleines charrettes. Les jumeaux, qui n’exploitaient pas encore véritablement leurs fermes, n’étant mariés que depuis l’été, l’avaient déchargé dans la grange. L’opération s’était effectuée sans qu’une seule fois Miller ne mette la main à la fourche. Mot-pour-mot y avait veillé, sans donner d’explications, et Miller n’avait pas insisté.
Dans d’autres domaines, cependant, tout n’allait pas aussi bien. Ta-Kumsaw et ses Shaw-Nees rouges chassaient tant de gens de la région de Carthage, au sud, que tout le monde avait la frousse. Le Prophète pouvait se réjouir de regrouper dans sa grande ville, de l’autre côté de la rivière, des milliers de Rouges qui tous assuraient qu’ils ne lèveraient plus jamais les armes dans aucun conflit, pour quelque raison que ce soit. Mais il s’en trouvait beaucoup d’autres pour partager le sentiment de Ta-Kumsaw, qu’on devrait refouler l’homme blanc jusqu’aux côtes de l’Atlantique et le renvoyer vers l’Europe, avec ou sans bateaux. On parlait de guerre, et le bruit courait que Bill Harrison, à Carthage, n’était que trop heureux d’attiser le feu, sans parler des Français de Détroit qui poussaient en permanence les Rouges à attaquer les colons américains établis sur les terres appartenant soi-disant au Canada.
Les habitants de Vigor Church en discutaient sans arrêt, mais Mot-pour-mot savait que Miller ne prenait pas les événements aussi sérieusement qu’il aurait dû. Il tenait les Rouges pour des pitres et des rustres uniquement préoccupés de s’imbiber de tout le whisky qui leur tombait sous la main. Mot-pour-mot avait déjà rencontré ce genre d’attitude, mais uniquement en Nouvelle-Angleterre. Les Yankees ne semblaient pas comprendre que les Rouges de Nouvelle-Angleterre dotés d’un brin de jugeote avaient depuis longtemps gagné l’état d’Irrakwa. Ça leur ouvrirait certainement les yeux, aux Yankees, de savoir qu’en Irrakwa les Rouges travaillaient d’arrache-pied avec des machines à vapeur en provenance directe d’Angleterre, et que du côté des Finger Lakes un Blanc du nom d’Éli Whitney les aidait à construire une usine qui produirait des fusils à une cadence vingt fois supérieure aux meilleures manufactures actuelles. Un de ces jours, les Yankees allaient se réveiller et découvrir que les Rouges ne pensaient pas tous qu’à l’alcool ; certains Blancs allaient alors devoir en mettre un sacré coup pour rattraper le retard.
Mais en attendant, Miller ne prenait pas les rumeurs de guerre très au sérieux. « Tout l’monde sait qu’y a des Rouges dans les bois. On peut pas les empêcher d’rôdailler, mais j’ai pas un seul poulet qui m’manque, alors le problème s’pose pas encore. Encore un peu ? » demanda-t-il en poussant la planchette de lard à travers la table en direction de Mot-pour-mot.
— Je n’ai pas l’habitude de tant manger le matin. Depuis que je suis chez vous, j’ai davantage à chaque repas que je ne mangeais en une journée entière.
— Faut vous remplumer », dit Fidelity. Elle déposa d’autorité devant lui deux petits pains chauds tartinés de miel.
« Je suis incapable d’avaler une bouchée de plus », protesta Mot-pour-mot.
Les pains furent escamotés de son assiette. « J’les ai, fit Alvin junior.
— Passe pas tes mains sus la table comme ça, dit Miller. Et tu vas pas les manger, ces deux pains. »
Alvin junior prouva le contraire à son père à une vitesse alarmante. Puis ils lavèrent le miel de leurs mains, enfilèrent leurs gants et sortirent pour se diriger vers le chariot. Les premières lueurs de l’aube pointaient à l’est quand David et Placide, qui habitaient plus près de la ville, montèrent la colline à cheval pour les rejoindre. Al junior grimpa à l’arrière du chariot, parmi tous les outils, cordes, tentes et vivres : ils ne reviendraient pas avant quelques jours.
« Alors… on attend Mesure et les jumeaux ? » demanda Mot-pour-mot.
Miller sauta sur le siège du chariot. « Mesure est parti d’vant abattre des arbres pour l’traîneau. Économe et Fortuné restent icitte, ils vont faire des rondes, passer d’maison en maison. » Il eut un grand sourire. « On peut pas laisser les femmes sans protection, avec tout c’qui s’raconte sur ces sauvages de Rouges qui rôdent dans les parages, pas vrai ? »
Mot-pour-mot lui rendit son sourire. Ça faisait plaisir de constater que Miller n’était pas aussi indifférent qu’il en donnait l’air.
Il y avait un bon bout de chemin pour parvenir à la carrière. En cours de route, ils passèrent auprès des débris d’un chariot avec une meule cassée au beau milieu. « Not’ premier essai, dit Miller. Mais y a un essieu qui s’est desséché et qui s’est bloqué quand on a descendu c’te colline où la pente est raide, et tout l’chariot s’est effondré sous l’poids d’la pierre. »
Ils arrivèrent près d’un cours d’eau assez large et Miller raconta comment ils avaient tenté de ramener deux meules sur un radeau : les deux fois, le radeau avait coulé en un rien de temps. « On a pas eu d’chance », ajouta-t-il, mais à l’expression de son visage, il semblait attribuer ces revers à la malveillance, comme si l’on avait délibérément cherché à faire échouer ses entreprises.
« C’est pour ça qu’on va se servir d’un traîneau et d’rouleaux c’te fois, dit Al junior en se penchant par-dessus le dossier du siège. Rien pourra tomber, rien pourra s’casser, et pis même, c’est qu’des rondins et c’est pas ça qui manque s’il faut les remplacer.