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— Tant qu’il pleut pas, dit Miller. Ou qu’il s’met pas à neiger.

— Le ciel paraît dégagé, fit observer Mot-pour-mot.

— Le ciel est un menteux. Dès que j’veux faire quelque chose, l’eau s’en vient toujours m’en empêcher. »

Le soleil était haut dans le ciel mais encore loin du midi quand ils atteignirent la carrière. Évidemment, le retour serait beaucoup plus long. Mesure avait déjà abattu six jeunes arbres solides et une vingtaine de petits. David et Placide se mirent sans attendre à l’ouvrage, élaguant les branches, éliminant les aspérités pour leur donner une forme aussi cylindrique que possible. À la surprise de Mot-pour-mot, ce fut Al junior qui prit le sac d’outils pour la taille des pierres et monta parmi les rochers.

« Où tu vas ? demanda Mot-pour-mot.

— Oh, faut que j’trouve un bon coin pour tailler.

— Il a l’coup d’œil pour la pierre », ajouta Miller. Mais il ne disait pas tout ce qu’il savait.

« Et quand tu auras trouvé la pierre, qu’est-ce que tu feras ? demanda Mot-pour-mot.

— Ben, j’la taillerai, tiens. » Alvin grimpait nonchalamment le sentier, avec toute l’arrogance du jeune garçon qui sait qu’il va faire un travail d’homme.

« Il a aussi le coup d’main pour la pierre, dit Miller.

— Il n’a que dix ans, remarqua Mot-pour-mot.

— C’est lui qu’a taillé la première meule quand il en avait six.

— Vous voulez dire qu’il a un talent ?

— Moi, j’dis rien du tout.

— Dites-moi quand même une chose, Al Miller : est-ce que par hasard vous ne seriez pas un septième fils ?

— Pourquoi qu’vous demandez ça ?

— Ceux qui sont au fait de ces questions racontent que le septième fils d’un septième fils naît avec la connaissance de l’aspect qu’ont les choses sous leur surface. C’est pour cette raison qu’ils font de si bons sourciers.

— On raconte ça ? »

Mesure s’avança et se planta devant son père, les mains sur les hanches, l’air visiblement exaspéré.

« P’pa, quel mal ça fait d’lui dire ? Tout l’monde est au courant dans l’pays.

— P’t-être qu’à mon avis Mot-pour-mot en sait déjà plus que je l’voudrais.

— C’est pas très aimable, p’pa, de dire ça à un homme qu’a prouvé qu’il était un ami.

— Il n’est pas obligé de me dire ce qu’il n’a pas envie que je sache, fit Mot-pour-mot.

— Alors moi, j’vais vous l’dire, reprit Mesure. P’pa est un septième fils, voilà.

— Et Al junior aussi, ajouta Mot-pour-mot. J’ai raison ? Vous n’en avez jamais parlé mais, à mon avis, quand un garçon reçoit le prénom de son père sans être l’aîné, il ne peut s’agir que d’un septième fils.

— Not’ frère aîné, Vigor, il est mort dans la Hatrack quelques minutes seulement après la naissance d’Al junior, dit Mesure.

— La Hatrack…

— Vous êtes déjà allé dans ce coin-là ?

— Je suis allé partout. Mais pour je ne sais quelle raison, le nom de cette rivière me fait penser que j’aurais dû m’en souvenir plus tôt, et je ne vois pas pourquoi. Septième fils d’un septième fils. Est-ce qu’il extrait la meule du rocher grâce à un charme ?

— On l’dirait pas de cette façon-là, fit Mesure.

— Il taille, dit Miller. Comme n’importe quel tailleux d’pierre.

— C’est un grand garçon, mais encore un enfant quand même, dit Mot-pour-mot.

— Alors disons, fit Mesure, que quand c’est lui qui taille la pierre, l’travail est mieux fini que quand c’est moi.

— J’aimerais bien, dit Miller, qu’vous restiez icitte, en bas, pour donner la main à faire les rondins et les encoches. On a b’soin d’un bon traîneau parfaitement joint et de vrais rouleaux bien ronds. » Ce qu’il ne dit pas, mais que Mot-pour-mot comprit aussi clair que deux et deux font quatre, c’était : restez ici et ne posez pas trop de questions sur Al junior.

Il travailla donc en compagnie de David, Mesure et Placide pendant toute la matinée et une bonne partie de l’après-midi, sans cesser d’entendre le tintement régulier du métal sur la pierre. C’était Alvin junior, en taillant la meule, qui donnait le rythme à leur ouvrage, mais personne n’y fit la moindre allusion.

Mot-pour-mot n’était cependant pas du genre à travailler en silence. Comme les autres n’avaient pas une nature bavarde, il passa son temps à raconter des histoires. Et comme il n’avait pas affaire à des enfants mais à des adultes, il ne leur parla pas uniquement d’aventures, d’actions héroïques et de morts tragiques.

Durant presque tout l’après-midi, en vérité, il se consacra à la saga de John Adams. Comment à Boston la populace avait réduit en cendres sa maison après l’acquittement de dix femmes accusées de sorcellerie. Comment Alex Hamilton l’avait invité à Manhattan Island pour ouvrir ensemble un cabinet d’avocats. Comment, en dix ans, ils étaient parvenus à manœuvrer le gouvernement des Pays-Bas pour qu’il autorise l’immigration libre d’une population de langue non néerlandaise, jusqu’à ce que les Anglais, Écossais, Gallois et Irlandais deviennent une majorité en Nouvelle-Amsterdam comme en Nouvelle-Orange, et une grosse minorité en Nouvelle-Hollande. Comment ils avaient réussi à faire déclarer l’anglais seconde langue officielle en 1780, juste à temps pour que les colonies néerlandaises constituent trois des sept états originels adhérant au Contrat Américain.

« M’est avis qu’les Hollandais ont dû les détester, ces gars-là, après tout ça, dit David.

— Ils étaient trop bons politiques pour se faire détester comme ça, rectifia Mot-pour-mot. Voyez-vous, tous deux avaient appris à parler le néerlandais, mieux que la plupart des Hollandais, et ils avaient fait donner à leurs enfants une éducation en néerlandais dans des écoles hollandaises. Ils étaient hollandais jusqu’au bout des ongles, mes enfants, au point que lorsque Alex Hamilton s’est présenté comme candidat au poste de gouverneur de la Nouvelle-Amsterdam et John Adams à celui de président des États-Unis, ils ont l’un comme l’autre fait de meilleurs résultats chez les Hollandais des Nouveaux Pays-Bas que chez les Écossais et les Irlandais.

— Vous croyez qu’si je m’présentais comme maire, les Suédois et les Hollandais en aval, j’pourrais les faire voter pour moi ? demanda David.

— Même moi, j’voterais pas pour toi, lui lança Placide.

— Moi si, fit Mesure. Et j’espère qu’un d’ces jours, tu t’présenteras vraiment comme maire.

— Il peut pas s’présenter, dit Placide. C’est même pas une vraie ville.

— C’en sera une, dit Mot-pour-mot. J’ai déjà vu ça. Une fois que le moulin tournera, on n’attendra pas longtemps avant que trois cents personnes s’installent entre chez vous et Vigor Church.

— Vous croyez ?

— En ce moment déjà, les gens viennent au magasin d’Armure peut-être trois ou quatre fois l’an. Mais quand ils pourront se fournir en farine, ils viendront beaucoup plus souvent. Ils préféreront aussi votre moulin à tous les autres de la région, parce que vous avez une route bien nivelée et d’excellents ponts.

— Si l’moulin rapporte de l’argent, dit Mesure, sûrement que p’pa fera venir une meule Buhr de France. On en avait une dans l’West Hampshire, avant qu’la crue casse tout. Et une meule Buhr, ça veut dire d’la bonne farine blanche.

— Et d’la farine blanche, ça veut dire de bonnes affaires, fit David. Nous, les aînés, on s’en souvient. » Il eut un sourire nostalgique. « On était presque riches là-bas, en c’temps-là.