Mesure lui adressa un clin d’œil. « Il s’passe des choses manière de bizarre, des fois, surtout avec les meules. »
Alvin blaguait avec David et Placide, tout en faisant ses nœuds. Il travaillait avec ardeur pour les serrer au plus juste, mais Mot-pour-mot s’aperçut que ce n’était pas dans le nœud proprement dit que se révélait son talent. Les cordes que tendait Al junior paraissaient se tortiller et mordre dans le bois de toutes les encoches, comprimant l’ensemble du traîneau. Le phénomène était subtil et s’il ne l’avait pas guetté, il n’en aurait rien remarqué. Mais le résultat était là. Ce qu’attachait Al junior ne risquait pas de bouger.
« C’est tellement serré qu’ça pourrait faire un radeau, dit le jeune garçon en se reculant pour admirer.
— Ben, ce coup-ci, il va flotter sur la terre ferme, fit Mesure. P’pa jure qu’il veut même plus pisser dans l’eau. »
Comme le soleil avait baissé à l’ouest, ils se mirent en devoir d’allumer un feu. Le travail leur avait tenu chaud en cours de journée, mais ils auraient besoin d’une flambée durant la nuit pour tenir les animaux à distance et combattre le froid de l’automne.
Miller ne redescendit pas, même pour le dîner, et quand Placide se leva pour monter à manger à son père, Mot-pour-mot s’offrit à l’accompagner.
« J’sais pas, fit Placide. Vous êtes pas obligé.
— J’ai envie d’y aller.
— P’pa… il aime pas quand y a plein d’monde d’vant la roche, en un moment pareil. » Placide avait l’air penaud. « Il est meunier, et c’est sa meule qu’on taille là-haut.
— Je ne suis pas plein de monde. »
Placide se tut. Mot-pour-mot monta derrière lui parmi les rochers.
En chemin, ils passèrent près des sites de deux précédentes extractions. Les débris de pierre taillée avaient servi au nivellement d’une rampe entre la muraille et le pied de la carrière. Les tracés de meules dans le roc étaient presque parfaitement circulaires. Mot-pour-mot en avait déjà souvent vu, mais jamais de ce genre : des ronds parfaits, à même la falaise. La plupart du temps, on extrayait un bloc entier, puis on lui donnait sa forme définitive une fois au sol. Il ne manquait pas de bonnes raisons pour procéder selon cette méthode, mais la principale, c’était qu’il n’existait aucun autre moyen de tailler l’arrière de la meule. Placide ne ralentissait pas l’allure pour son compagnon, aussi Mot-pour-mot n’eut-il pas le loisir d’y regarder de plus près ; mais autant qu’il put en juger, il était absolument impensable que le tailleur de pierre, dans cette carrière-ci, soit parvenu à tailler l’arrière de la meule.
Le nouveau site offrait un aspect en tous points semblable. Miller ratissait des éclats de roche pour égaliser une rampe devant la meule. Mot-pour-mot prit du recul et, dans les dernières lueurs du couchant, étudia la falaise. En l’espace d’une journée, à lui seul. Al junior avait régularisé le devant de la meule et dégagé tout le pourtour. Elle était quasiment polie, toujours solidaire de la paroi de la falaise. En outre, le trou central avait été ménagé pour accueillir l’axe principal de la machinerie du moulin. Il était entièrement évidé. Et personne au monde n’aurait pu mettre un burin en position pour détacher l’arrière.
« C’est un vrai talent qu’il a, le petit », dit Mot-pour-mot.
Miller approuva d’un grognement.
« J’ai cru comprendre que vous comptiez passer la nuit ici.
— Z’avez bien compris.
— Un peu de compagnie ne vous dérange pas ? »
Placide roula des yeux. Mais au bout d’un court instant, Miller haussa les épaules. « Comme vous voudrez. »
Placide regarda Mot-pour-mot, les yeux ronds, les sourcils levés, comme pour dire : il arrive encore des miracles.
Une fois déposé le dîner de son père, il repartit. Miller s’assit près du râteau. « Z’avez déjà mangé ?
— Je vais chercher du bois et faire du feu pour la nuit, dit Mot-pour-mot. Pendant qu’il reste un peu de lumière. Mangez, vous.
— ’tention aux serpents. La plupart, ils sont déjà calfeutrés pour l’hiver, mais on n’sait jamais. »
Mot-pour-mot fit attention aux serpents, mais il n’en vit pas la queue d’un. Et bientôt, ils disposaient d’un bon feu, flambant autour d’une grosse bûche qui brûlerait toute la nuit.
Ils s’étendirent sur place, à la lueur des flammes, enveloppés dans leurs couvertures. Mot-pour-mot se dit que Miller aurait pu trouver un terrain plus confortable à quelques pas de la carrière. Mais apparemment, il jugeait plus important de garder la meule bien en vue.
Mot-pour-mot se mit à parler. D’une voix douce, mais sans s’attendrir, il reconnut que ce devait être dur pour des pères de voir grandir leurs fils, dans lesquels ils ont placé tous leurs espoirs sans jamais savoir à quel moment la mort viendrait les leur ravir. Le sujet était bien choisi, car ce fut bientôt Alvin Miller qui prit la conversation à son compte. Il raconta la mort de son aîné, Vigor, dans la rivière Hatrack, quelques minutes à peine après la naissance d’Alvin junior. À partir de là, il passa aux multiples occasions où son fils avait manqué mourir.
« Toujours l’eau, finit-il par trancher. Personne veut m’croire, mais c’est comme ça. Toujours l’eau.
— La question qui se pose, fit Mot-pour-mot, c’est : est-ce que l’eau est maléfique et qu’elle essaye de tuer un garçon bienfaisant ? Ou bien est-elle bienfaisante en essayant de tuer un pouvoir maléfique ? »
C’était le genre de question capable d’en mettre plus d’un en colère, mais Mot-pour-mot avait renoncé à tenter de prévoir les sautes d’humeur de Miller. Cette fois-ci, il ne se passa rien. « J’me l’suis demandé moi aussi, fit-il. J’l’ai observé d’près, Mot-pour-mot. ’videmment, il a un talent pour s’faire aimer des genses. Même de ses sœurs. Il leur mène la vie dure depuis qu’il a l’âge de cracher dans leur assiette. Pourtant y en a pas une qui trouve pas moyen d’lui faire plaisir, et pas seulement à Noël. Elles vont y coudre ses chaussettes pour qu’il arrive plus à les enfiler, lui barbouiller d’la suie sus l’siège des cabinets ou mettre des aiguilles plein sa chemise de nuit, mais elles s’raient prêtes aussi à mourir pour lui.
— Je me suis rendu compte, dit Mot-pour-mot, que certaines personnes ont un talent pour se faire aimer sans l’avoir mérité.
— J’craignais ça, aussi, dit Miller. Mais le p’tit sait pas qu’il a c’talent-là. Il s’en sert pas pour amener les genses à faire ce qu’il veut. Il m’laisse le punir quand il a fait une bêtise. Et il pourrait m’en empêcher, s’il voulait.
— Comment ça ?
— Parce qu’il sait qu’des fois, quand je l’regarde, je r’vois mon garçon Vigor, mon aîné, et alors j’peux pas lui faire du mal, même du mal qu’est pour son bien. »
Peut-être cette raison était-elle en partie exacte, pensa Mot-pour-mot. Mais ce n’était certainement pas toute la vérité.
Un peu plus tard, après que Mot-pour-mot eut tisonné le feu pour s’assurer que la bûche prenait bien, Miller raconta l’histoire pour laquelle le vieil homme était venu.
« J’ai une histoire, dit-il, qu’aurait sa place dans vot’ livre.
— Dites toujours, fit Mot-pour-mot.
— Mais elle m’est pas arrivée à moi.
— Il faut que ce soit quelque chose que vous avez vu de vos yeux. Les histoires les plus folles que j’entends sont celles qui arrivent à l’ami d’un ami.
— Oh, pour ça, j’l’ai vu arriver. Ça remonte à des années, asteure, et j’en ai des fois causé avec le bonhomme. C’est un d’ces Suédois, en aval ; parle bien l’anglais, pareil tout comme moi. On lui a donné la main à construire sa cabane et sa grange quand il a débarqué dans l’pays, l’année après nous. Et j’suivais un peu c’qu’il faisait, déjà à l’époque. Comprenez, il a un garçon, un p’tit Suédois blondinet, vous voyez d’icitte.