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— Les cheveux presque blancs ?

— Comme la gelée au p’tit matin au soleil, de ce blanc-là, et qui brillent.

— Je vois parfaitement, dit Mot-pour-mot.

— Et ce p’tit gars, son papa l’aimait. Plusse que sa vie. Vous connaissez cette histoire dans la Bible… un papa qu’a donné à son fils une tunique de toutes les couleurs ?

— J’en ai entendu parler.

— Il aimait son gars comme ça. Mais un jour, j’les vois tous les deux marcher au bord d’la rivière, et l’père, tout d’un coup, il fait un faux pas, on aurait dit, il cogne dans son fils et envoie le gamin bouler dans la Wobbish. Heureusement, il s’est trouvé que le p’tit s’est raccroché à une souche, alors son père et moi, on l’a aidé à sortir de d’là, mais ça faisait peur de voir que l’père aurait pu tuer son propre enfant chéri. Il l’aurait pas fait exprès, remarquez, mais l’gamin, il en s’rait pas moins mort ou le père moins fautif.

— J’imagine que pour le père, il y aurait de quoi ne jamais s’en remettre.

— Eh ben, oui, évidemment. Mais pas longtemps après ça, j’l’ai revu plusieurs fois. Un coup, il fendait du bois… il a balancé sa hache n’importe comment, et si son fils, il avait pas glissé et tombé par terre dans la même seconde, la hache y aurait fendu le crâne, et j’ai jamais vu personne survivre à une blessure pareille.

— Moi non plus.

— Et j’ai essayé d’imaginer c’qui arrivait. C’qui devait s’passer dans la tête du père. Alors j’suis allé l’trouver un jour et j’y ai dit ; “Nels, faudrait qu’tu soyes plus prudent avec ce drôle. Tu vas finir par lui faire sauter la tête un d’ces quatre matins, si tu continues d’gigoter ta hache à boulevue”.

« Et Nels, il m’répond : “M’sieur Miller, c’était pas un accident.” Eh ben ça ! un rot de nourrisson aurait suffit à m’faire tomber à la renverse. Ça veut dire quoi ; pas un accident ? Et il m’dit : “Vous savez pas comme c’est terrible. J’crois bien qu’une sorcière m’a envoûté, ou que j’suis possédé du démon, mais j’suis là, à travailler, à m’répéter combien j’aime le p’tit, et d’un coup il m’prend l’envie d’le tuer. Ç’a commencé la première fois quand il était tout bébé, j’étais d’bout en haut de l’escalier, je l’tenais dans mes bras, et y avait comme une voix dans ma tête qui m’disait : “Jette-le”, et j’voulais l’faire. Pourtant j’savais aussi qu’ça serait la pire abomination au monde. J’étais avide de m’en débarrasser, comme un gamin quand il veut écraser une bestiole avec un caillou. J’voulais vraiment voir sa tête s’écrabouiller par terre.

« “Alors, j’ai lutté contre celte envie, je l’ai ravalée et j’ai serré le p’tit si fort que j’ai failli l’étouffer. Finalement, je l’ai ramené dans son berceau et j’ai su qu’à partir d’maintenant j’monterais plus l’escalier avec lui.

« “Mais j’pouvais pas, comme ça, arrêter de m’occuper de lui, pas vrai ? C’était mon fils et il grandissait si bien, il devenait si intelligent et si beau qu’il fallait qu’je l’aime. Quand j’restais pas auprès, il pleurait parce que son papa jouait pas avec lui. Mais si j’restais, alors les envies m’reprenaient, à tout bout de champ. Pas tous les jours, mais souvent, des fois si vite que j’avais même pas l’temps d’savoir c’que j’faisais. Comme le jour où j’l’ai poussé dans la rivière, j’ai juste fait un faux pas qui m’a déséquilibré, mais je savais, à l’instant même où j’ai avancé le pied, que j’allais trébucher, que j’allais perdre l’équilibre et l’pousser ; je l’savais, mais j’avais pas l’temps de m’en empêcher. Et un jour, ça je sais, j’pourrai pas m’en empêcher, j’aurai pas l’intention de l’faire, mais un jour que le p’tit m’passera à portée de main, je l’tuerai…” »

Mot-pour-mot vit Miller bouger le bras, comme pour essuyer des larmes sur sa joue.

« C’est-y pas curieux, c’t’affaire ? Un père qu’a ce genre de sentiment pour son propre fils.

— Est-ce que cet homme a d’autres fils ?

— Quelques-uns. Pourquoi ça ?

— Je me demandais s’il avait déjà eu envie de les tuer aussi.

— Jamais, pas l’ombre d’une envie. J’y ai demandé, par le fait. J’y ai demandé et il a répondu : pas l’ombre d’une envie.

— Et alors, monsieur Miller, qu’est-ce que vous lui avez dit ? »

Miller inspira et expira à plusieurs reprises. « J’savais pas quoi y dire. Y a des choses qui dépassent un homme comme moi, que j’peux pas comprendre. Par exemple le coup d’cette eau qui cherche à tuer mon gars Alvin. Et puis ce Suédois avec son fils. P’t-être qu’y a des enfants qui sont pas censés grandir. Vous croyez qu’c’est ça, Mot-pour-mot ?

— Je crois qu’il y a des enfants qui sont très importants, et quelqu’un – une force quelconque dans le monde – peut désirer leur mort. Mais il y a toujours d’autres forces, peut-être plus puissantes, qui désirent qu’ils vivent.

— Alors pourquoi qu’ces forces-là, elles se montrent pas, Mot-pour-mot ? Pourquoi qu’une puissance céleste vient pas dire… dire à ce pauvre Suédois : “T’as plus à t’inquiéter, ton garçon, il a rien à craindre, même de toi !”.

— Ces forces ne parlent peut-être pas avec des mots, pas à haute voix. Elles se contentent peut-être de montrer ce qu’elles font.

— La seule force qui s’montre sur c’te terre, c’est celle qui tue.

— Pour ce petit Suédois, je ne sais pas, fit Mot-pour-mot, mais je parierais qu’une protection puissante s’exerce sur votre fils. D’après ce que vous m’avez dit, c’est un miracle qu’il ne soit pas mort plus de dix fois.

— C’est la vérité vraie.

— Je crois qu’on veille sur lui.

— Pas d’assez près.

— L’eau ne l’a jamais attrapé, n’est-ce pas ?

— C’est pas passé loin, Mot-pour-mot.

— Et quant à ce jeune suédois, je sais qu’il a quelqu’un pour veiller sur lui.

— Qui ça donc ? demanda Miller.

— Son père, pardi.

— Son père, c’est lui, l’ennemi, dit Miller.

— Je ne le pense pas, dit Mot-pour-mot. Vous savez combien de pères tuent leur fils par accident ? Ils vont à la chasse, et un coup part dans la mauvaise direction. Ou un chariot écrase le gamin, ou c’est le gamin qui fait une chute. Ça arrive tout le temps. Ces pères-là n’ont sans doute pas vu ce qui arrivait. Mais ce Suédois a du coup d’œil, il voit ce qui arrive et il se surveille, il se retient à temps. »

Un peu d’espoir pointa dans la voix de Miller. « À vous entendre, on dirait que l’père, il est pas si mauvais.

— S’il était vraiment mauvais, monsieur Miller, il y a belle lurette que son fils serait mort et enterré.

— P’t-être bien. P’t-être bien. »

Miller s’absorba dans ses réflexions. Si longtemps, en fait, que Mot-pour-mot s’assoupit. Pour se réveiller brusquement alors que son compagnon s’était remis à parler :

«… et ça s’arrange pas ; ça empire. Ça devient toujours plus dur d’résister à ces envies. Y a pas si longtemps, il s’tenait dans un fenil, dans le… dans sa grange ; il lançait des fourchées d’foin à l’étage en dessous. Et là, en bas, y avait son fils, et il avait qu’à laisser partir la fourche, rien d’plus facile au monde, il aurait dit qu’elle lui avait échappé et personne en aurait jamais rien su. La laisser partir, et transpercer l’drôle. Et il allait l’faire. Vous m’comprenez ? C’était si dur d’résister à ces envies, encore plus dur qu’avant. Alors il a capitulé. Il a décidé d’en finir, d’lâcher pied. Et à ce moment-là, eh ben, y a un étranger qu’est apparu à l’entrée et qu’a crié : “Non !” Alors j’ai reposé la fourche… c’est c’qu’il a dit : “J’ai r’posé la fourche, mais j’tremblais tellement que j’pouvais à peine marcher, j’savais que l’étranger m’avait vu avec le meurtre au cœur, il devait m’prendre pour le dernier des hommes pour avoir idée de tuer mon propre fils, il pouvait même pas deviner que j’avais lutté de toutes mes forces pendant des années avant ça…”