Ils firent entrer deux chevaux et les attelèrent à la meule, comme ils avaient auparavant procédé au moment de la charger sur le traîneau, à la carrière. Ils serviraient à retenir son poids tandis qu’à l’aide de leviers on la ferait descendre en place.
Mais pour l’instant, elle reposait sur une bosse de terre, juste en dehors du cercle de pierres du soubassement. Mesure et Placide s’efforçaient de passer leurs leviers sous le bord extérieur, prêts à la soulever et à la faire tomber en place. Elle bougeait un peu pendant qu’ils travaillaient. David tenait les chevaux, car ce serait une catastrophe s’ils tiraient trop tôt et basculaient la meule du mauvais côté, la face taillée dans la saleté.
Mot-pour-mot, à l’écart, observait Miller qui dirigeait ses fils en vociférant inutilement des « faites attention ! » et des « allez-y doucement ! » Alvin ne l’avait pas quitté depuis le moment où ils avaient rentré la meule. L’un des chevaux devint nerveux. Miller réagit aussitôt : « Placide, va aider ton frère avec les chevaux ! » Il fit lui-même un pas dans leur direction.
À cet instant, Mot-pour-mot se rendit compte qu’Alvin ne se trouvait pas auprès de lui, en définitive. Un balai à la main, il marchait d’un pas vif vers la meule. Peut-être avait-il vu des cailloux traîner sur la fondation ; fallait qu’il les balaye, pas vrai ? Les chevaux reculèrent ; les cordes prirent du mou. Mot-pour-mot comprit, alors qu’Alvin arrivait derrière elle, qu’avec des cordes aussi détendues, rien n’empêcherait la pierre de basculer si l’envie lui en prenait à ce moment précis.
Elle ne tomberait certainement pas… pas dans un monde rationnel. Mais il savait désormais que ce monde n’avait rien de rationnel. Alvin junior avait un ennemi invisible, puissant, qui ne laisserait pas échapper une telle occasion.
Mot-pour-mot bondit en avant. Il parvenait à la hauteur de la meule quand il sentit un tremblement dans le sol sous ses pieds, un tassement de la terre ferme. Pas grand-chose, quelques pouces seulement, mais suffisants pour que le bord intérieur de la meule s’enfonce d’autant, faisant gîter la partie supérieure de la grande roue de plus de deux pieds, si brusquement qu’il était impossible d’inverser le mouvement. La meule allait tomber d’un bloc, exactement à sa place prévue sur la fondation, et Alvin junior se trouverait dessous, broyé comme grain sous le granit.
Poussant un cri, Mot-pour-mot saisit Alvin par le bras et le tira sèchement en arrière pour l’éloigner. Alors seulement, Alvin aperçut la grande pierre qui tombait sur lui. Mot-pour-mot avait mis assez de force dans son geste pour ramener le jeune garçon de quelques pieds, mais c’était encore trop court. Ses jambes restaient dans la trajectoire de la meule. Elle tombait vite à présent, trop vite pour qu’on ait le temps de réagir, de tenter quoi que ce soit ; on allait la voir écraser les membres d’Alvin. Mot-pour-mot savait qu’une pareille blessure équivalait à la mort, sauf que l’agonie était plus longue. Il avait échoué.
Mais au moment même où il suivait la meule dans sa chute meurtrière, il vit apparaître à sa surface une lézarde ; en une fraction de seconde, elle se transforma en une cassure nette qui fendait la pierre par le milieu. La fente s’élargit dans une secousse, les deux moitiés s’écartèrent de façon à tomber de part et d’autre des jambes d’Alvin, sans les toucher. Mot-pour-mot n’avait pas plus tôt vu briller la lumière d’une lanterne entre les moitiés de meule qu’Alvin hurla :
« Non ! »
Tout autre aurait cru que le jeune garçon s’adressait à la masse qui s’abattait, qu’il refusait sa mort imminente. Mais pour l’homme couché sur le sol près d’Alvin, ébloui par la lumière de la lanterne qui passait par la brisure, le cri avait un sens complètement différent.
Insouciant du danger encouru, comme le sont d’ordinaire les enfants, Alvin criait contre la rupture de la meule. Après tout le travail qu’il avait accompli, les efforts qu’avait coûtés son transport jusqu’à la maison, il ne supportait pas de la voir détruite.
Et comme il ne le supportait pas, il n’y eut pas de destruction. Les deux moitiés de la roche sautèrent l’une vers l’autre pour se recoller, comme l’aiguille saute vers l’aimant, et la meule s’abattit tout d’une pièce.
L’ombre portée avait exagéré ses dimensions réelles au sol. Elle n’écrasa pas les deux jambes d’Alvin. La gauche se trouvait entièrement hors de la trajectoire, car il l’avait repliée sous lui. Mais la droite était allongée de telle sorte que le bord de la pierre mordit le tibia, jusqu’à deux pouces sur la plus grande largeur. Comme Alvin retirait sa jambe au moment de la chute, le coup la repoussa encore davantage dans le même sens. Elle arracha peau et muscle, jusqu’à l’os, mais ne l’écrasa pas directement sous son poids quand elle s’immobilisa. La jambe n’aurait pas même été brisée si le balai ne s’était pas trouvé dessous, posé en travers. La meule la précipita contre le manche, avec suffisamment de violence pour briser net, dans un bruit sec, les deux os en plein milieu. Les arêtes saillantes du tibia déchirèrent la peau pour venir enserrer le manche du balai comme les mâchoires d’un étau. Mais la jambe ne gisait pas sous la meule et les os présentaient une fracture propre et nette, ils n’étaient pas réduits en poussière sous la roche.
L’air résonnait du fracas de la pierre sur la pierre, des cris gutturaux d’hommes en proie au désespoir, et par-dessus tout des hurlements perçants de souffrance intolérable poussés par un enfant qui n’avait jamais été aussi jeune et frêle que maintenant.
Avant que quiconque ne fût près de lui, Mot-pour-mot avait vu que les deux jambes d’Alvin n’étaient pas prises sous la meule. L’enfant voulut s’asseoir et regarder sa blessure. La vue, ou bien la douleur, lui fut trop pénible et il perdit connaissance. Son père le rejoignit alors : sans être le plus proche, il s’était déplacé plus vite que ses garçons. Mot-pour-mot essaya de le rassurer, car à cause de l’os qui enserrait le manche du balai, la jambe n’avait pas l’air cassée. Miller souleva son fils, mais la jambe ne voulut pas venir et la douleur arracha un gémissement déchirant au gamin pourtant inconscient. Ce fut Mesure qui s’arma de courage pour tirer sur le membre et le dégager du manche du balai.
David tenait déjà une lanterne, et quand Miller emporta le jeune garçon, il courut à ses côtés pour lui éclairer le chemin. Mesure et Placide allaient les suivre, mais Mot-pour-mot les rappela. « Il y a les femmes, là-bas, plus David et votre père, dit-il. Faut que quelqu’un reste ici pour s’occuper de tout ça.
— Vous avez raison, dit Placide. L’père va pas avoir envie d’redescendre de sitôt. »
Les jeunes gens se servirent de leviers pour soulever suffisamment la meule afin que Mot-pour-mot puisse retirer le manche du balai et les cordes toujours attachées aux chevaux. À eux trois, ils débarrassèrent le moulin, puis menèrent les bêtes à l’écurie et rangèrent les outils et tout le matériel. Alors seulement, Mot-pour-mot regagna la maison où il découvrit qu’on avait fait dormir Alvin junior dans son lit.
« J’espère qu’ça vous ennuie pas, fit Anne d’une voix inquiète.
— Bien sûr que non », répondit-il.
Les autres filles et Cally desservaient la table du dîner. Dans la chambre qui avait été celle de Mot-pour-mot, Fidelity et Miller, tous deux le teint terreux et les lèvres pincées, se tenaient assis au chevet du lit où l’on avait couché Alvin, la jambe éclissée et bandée.