Au regard qu’elle lui jeta en tournant la tête. Armure regretta ses paroles. Mais sacordjé, c’est tout juste si le révérend Thrower n’avait pas dit que le gamin était l’égal de la Bête de l’Apocalypse.
Bête ou enfant, il restait le frère d’Ally, et même si la plupart du temps elle gardait son calme comme pas une, quand elle se fichait en rogne, elle devenait une vraie terreur.
« Retire ça, dit-elle.
— Allons, j’ai jamais rien entendu d’aussi bête. Comment j’peux retirer c’que j’ai dit ?
— En disant à présent qu’tu connais que c’est pas vrai.
— J’connais pas si c’est vrai ni l’contraire. J’ai dit : peut-être ; et si on a pas l’droit de dire des peut-être devant sa femme, alors autant être mort.
— Là, j’crois que t’as raison, fit-elle. Et si tu retires pas ça, tu vas regretter de pas l’être, mort ! » Et elle s’avança, armée de deux gros morceaux de pomme, un dans chaque main.
De fait, quand elle venait vers lui de cette façon-là, même très en colère, et qu’il la laissait le pourchasser autour de la maison pendant un moment, elle finissait en général par éclater de rire. Mais pas cette fois-ci. Elle lui écrabouilla un bout de pomme dans les cheveux et lui jeta l’autre, puis alla s’asseoir dans la chambre au premier pour pleurer toutes les larmes de son corps.
Ce n’était pas son genre, de pleurer, et Armure se dit que la situation lui avait échappé.
« Je l’retire, Ally, dit-il. C’est un bon garçon, je l’sais.
— Oh, je m’en fiche de c’que tu penses. Tu sais pas d’quoi tu causes, d’ailleurs. »
Il n’existait pas beaucoup de maris à tolérer pareil langage de la part d’une épouse sans lui retourner une calotte. Armure souhaitait parfois qu’Ally reconnaisse sa chance d’avoir un mari chrétien. « J’sais tout d’même deux ou trois choses.
— Ils vont l’faire partir, dit-elle. Dès l’printemps, ils vont l’envoyer en apprentissage. C’est pas que ça l’enchante, j’te l’garantis, mais il discute pas, il bouge pas de son lit, il cause bien tranquillement. Seulement, quand il nous regarde, l’restant d’la famille et moi, on a l’impression qu’il arrête pas d’nous dire au revoir.
— Pourquoi donc, ils le font partir ?
— J’te l’ai dit, ils l’envoyent en apprentissage.
— D’la façon qu’ils le dorlotent, j’les voyais mal se séparer d’ce drôle.
— Ils parlent pas non plus de l’envoyer tout près. Là-bas dans l’Est, à l’aut’ bout du territoire de l’Hio, à côté de Fort Dekane. Rends-toi compte, c’est à moitié chemin de l’océan.
— Tu sais, ç’a rien d’étonnant, quand on y pense.
— Ah bon ?
— Avec les Rouges qui commencent à faire du foin, ils préfèrent l’expédier au loin. Les autres, ils peuvent rester dans l’coin et se r’cevoir une flèche dans la goule, mais pas Alvin junior. »
Elle posa sur lui un regard de souverain mépris. « Des fois, t’es tellement méfiant que ça m’donne envie de dégobiller, Armure-de-Dieu.
— C’est pas d’la méfiance que de dire la vérité.
— Tu r’connais la vérité d’un rutabaga.
— Tu vas m’nettoyer c’te pomme de mes cheveux, ou faut-y que j’te force à la licher ?
— M’est avis qu’il va bien m’falloir faire quelque chose, sinon tu vas t’essuyer sur les draps. »
Mot-pour-mot partait tellement chargé qu’il avait l’impression d’être un voleur. Deux paires de grosses chaussettes. Une couverture neuve. Une cape en peau d’élan. De la charqui et du fromage. Une bonne pierre à aiguiser.
Outre ce qu’on lui avait donné sans même le savoir. Un corps reposé, allégé de ses douleurs et de ses contusions. Une démarche alerte. Des visages nouveaux et avenants à garder en mémoire. Et des histoires. Des histoires notées dans les pages fermées de son livre, celles qu’il consignait de sa main. Et des histoires vraies, laborieusement griffonnées par les autres.
Mais il leur avait bien rendu service en contrepartie, du moins il avait essayé. Des toits remis en état pour l’hiver et différents travaux çà et là. Plus important, ils avaient vu un livre où Ben Franklin avait écrit de sa main, qui contenait des phrases de Tom Jefferson, Ben Arnold, Pat Henry, John Adams, Alex Hamilton et même d’Aaron Burr (avant le duel) et de Daniel Boone (après le duel). Avant l’arrivée de Mot-pour-mot, les Miller appartenaient à leur famille, comme ils appartenaient à la région de la Wobbish, et c’était tout. Maintenant, ils faisaient partie d’une histoire beaucoup plus vaste. La guerre d’indépendance d’Appalachie. Le Contrat Américain. Ils voyaient leur propre migration à travers les terres sauvages comme un fil parmi beaucoup d’autres, et ils sentaient la solidité de la tapisserie tissée de tous ces fils. Non pas une tapisserie, en réalité. Un tapis, plutôt. Un bon tapis, épais et résistant, que des générations d’Américains fouleraient après eux. Il y avait là matière à un poème ; il y travaillerait un de ces jours.
Il leur laissait plusieurs autres choses encore. Un fils aimé qu’il avait sauvé de l’écrasement par une meule. Un père qui avait désormais le courage d’envoyer son fils au loin avant qu’on l’ait poussé à le tuer. Un nom pour le cauchemar d’un jeune garçon, afin qu’il comprenne que son ennemi était réel. Un encouragement chuchoté à un enfant blessé pour qu’il se guérisse tout seul.
Et un unique dessin, gravé au feu dans une fine plaque de chêne à l’aide d’une pointe de couteau portée au rouge. Il aurait préféré travailler à la cire et à l’acide sur du métal, mais on ne trouvait ni l’une ni l’autre dans la région. Il avait donc creusé des lignes dans le bois, en s’appliquant de son mieux. L’image d’un jeune homme emporté par le fort courant d’une rivière, enchevêtré dans les racines d’un arbre flottant, cherchant sa respiration, le regard fier face à la mort. Il n’en aurait retiré que du mépris à l’Académie des Beaux-Arts du Lord Protecteur, tellement l’œuvre était quelconque. Mais Dame Fidelity avait poussé un cri à sa vue et elle l’avait serrée contre son cœur en laissant ses larmes couler dessus comme les dernières gouttes qui tombent des avant-toits après une pluie d’orage. Quant à Alvin père, il avait hoché la tête et dit : « Vous l’avez imaginé, Mot-pour-mot. Vous avez parfaitement rendu son visage, et pourtant vous n’l’avez jamais connu. C’est Vigor. C’est mon gars. » Puis il avait pleuré à son tour.
Ils avaient posé la gravure sur la cheminée. Ce n’était peut-être pas du grand art, pensait Mot-pour-mot, mais c’était authentique ; elle touchait davantage ces gens que n’importe quel portrait toucherait un seigneur ou un parlementaire, vieux et ventripotent, de Londres, Camelot, Paris ou Vienne.
« Le jour est après s’lever, asteure, dit Dame Fidelity. Vous avez d’la route à faire avant la nuit.
— Vous ne pouvez pas m’en vouloir de rechigner à partir. Mais je suis content que vous m’ayez confié cette commission, et vous pouvez compter sur moi. » Il tapota sa poche, qui renfermait la lettre destinée au forgeron de la rivière Hatrack.
« Vous pouvez pas partir sans dire au revoir au p’tit », dit Miller.
Mot-pour-mot avait retardé ce moment autant qu’il avait pu. Il hocha la tête puis s’extirpa du fauteuil confortable près du feu pour se rendre dans la chambre où il avait dormi les meilleures nuits de sa vie.
C’était réconfortant de voir les yeux d’Alvin junior grands ouverts, son visage éveillé, débarrassé de la mollesse qu’il avait affichée certains jours, ou du masque grimaçant de la douleur. Mais la douleur était toujours là, Mot-pour-mot le savait.