« Tu t’en vas ? demanda le gamin.
— Je suis sur le départ, il ne me reste plus qu’à te dire au revoir. »
Alvin parut légèrement en colère. « Alors tu vas même pas m’laisser écrire dans ton livre ?
— Tout le monde n’écrit pas dans mon livre, tu sais.
— P’pa l’a fait. Et m’man.
— Et Cally aussi.
— Eh ben, ça doit être beau, dit Alvin. Il écrit comme un… comme un…
— Comme un enfant de sept ans. »
C’était une réprimande, mais Alvin ne se donna pas la peine de prendre un air honteux. « Pourquoi pas moi, alors ? Pourquoi Cally et pas moi ?
— Parce que je laisse seulement les gens écrire la chose la plus importante qu’ils ont jamais faite ou jamais vue de leurs yeux. Qu’est-ce que toi, tu écrirais ?
— J’sais pas. P’t-être quelque chose sus la meule. »
Mot-pour-mot fit la moue.
« Alors p’t-être ma vision. Ça, c’est important, tu me l’as dit toi-même.
— Et ç’a été inscrit ailleurs, Alvin.
— J’veux écrire dans le livre, dit-il. J’veux ma phrase dedans avec celle-là de Ben le Faiseur.
— Pas encore, fit Mot-pour-mot.
— Quand donc ?
— Quand tu auras battu à plate couture cette espèce de Défaiseur, mon garçon. À ce moment-là, je te laisserai écrire dans le livre.
— Et si j’arrive pas à l’battre à plate couture ?
— Alors ce livre ne vaudra pas grand-chose, de toute manière. »
Des larmes jaillirent des yeux d’Alvin. « Et si j’meurs ? »
Mot-pour-mot sentit un frisson de peur le parcourir. « Comment va ta jambe ? »
L’enfant haussa les épaules. Il battit des paupières pour refouler ses larmes. Il n’y en avait déjà plus.
« Ce n’est pas une réponse, mon garçon.
— Ça fait tout l’temps mal.
— Ça durera jusqu’à ce que l’os se ressoude. »
Alvin junior eut un sourire triste. « L’os est complètement ressoudé.
— Alors pourquoi ne marches-tu pas ?
— J’ai mal, Mot-pour-mot. Ça n’part pas. Y a quelque chose qui va pas dans l’os, et j’sais pas encore comment l’arranger.
— Tu trouveras un moyen.
— J’l’ai pas encore trouvé.
— Un vieux trappeur m’a dit un jour : “Trou du cul, trou du cou, commence par n’importe quel bout, ce qui compte avant tout, c’est de prendre la peau du caribou.”
— C’est un proverbe ?
— Presque. Tu trouveras un moyen, même si ce n’est pas celui auquel tu t’attends.
— Je m’attends à rien, dit Alvin. Rien ne s’passe comme j’aurais cru.
— Tu as dix ans, mon garçon. Déjà fatigué du monde ? »
Alvin n’arrêtait pas de frotter les plis de la couverture entre ses doigts. « Mot-pour-mot, j’vais mourir. »
Le vieil homme examina son visage, essayant d’y lire la mort. Il ne vit rien. « Je ne crois pas.
— Le p’tit point malade dans ma jambe. Ça grandit. Pas bien vite, p’t-être, mais ça grandit. C’est invisible et ça grignote les parties dures de l’os ; après ça va s’envenimer d’pus en pus vite et…
— Et te détruire. »
Alvin se mit à pleurer pour de bon cette fois-ci, et ses mains tremblaient. « J’ai peur de mourir, Mot-pour-mot, mais j’ai ça dans mon os et j’peux pas l’enlever. »
Mot-pour-mot posa une main sur la sienne pour calmer les tremblements. « Tu vas trouver un moyen. Tu as trop à faire en ce monde pour mourir maintenant. »
Alvin roula des yeux. « J’ai encore rien entendu d’aussi bête cette année. C’est pas parce qu’on a des choses à faire qu’on meurt pas.
— Mais on ne meurt pas volontairement.
— J’veux pas mourir.
— Voilà pourquoi tu vas trouver le moyen de vivre. »
Alvin garda le silence quelques secondes. « J’réfléchis. À c’que j’ferai si j’vis. Comme c’que j’ai fait pour que ma jambe, elle aille mieux. J’pourrai faire pareil pour d’aut’ genses, j’suis sûr. J’pourrai poser les mains sur eux et sentir ce qui s’passe à l’intérieur, et pis les soigner. Ça serait bien, hein ?
— Ils t’en seraient reconnaissants, tous les gens que tu guérirais.
— J’pense qu’la première fois, c’est la plus dure, et j’étais pas très vaillant quand j’l’ai fait. J’suis sûr que j’peux aller plus vite avec d’aut’ genses.
— C’est possible. Mais même si tu guéris une centaine de malades par jour, puis que tu recommences plus loin avec une centaine d’autres, il y en aura dix mille à mourir derrière toi, dix mille encore devant, et lorsque tu arriveras à la fin de ta vie, même ceux que tu auras guéris seront presque tous morts. »
Alvin détourna le visage. « Si j’sais comment les soigner, alors faut que j’les soigne, Mot-pour-mot.
— Quand c’est possible, fais-le, dit Mot-pour-mot. Mais que ce ne soit pas ton but dans la vie. Des briques dans un mur, Alvin, voilà ce que seront jamais les gens. Tu n’avanceras à rien si tu répares une à une les briques abîmées. Guéris ceux qui te passent à portée de la main, mais ta tâche est autrement plus grande.
— J’sais comment guérir les genses. Mais j’sais pas comment battre le Dé… le Défaiseur. J’sais même pas c’que c’est.
— Tant que tu es seul capable de le voir, en tout cas, tu es le seul qui ait une chance de le battre.
— Si tu l’dis. »
Un autre long silence. Mot-pour-mot savait qu’il était temps de partir.
« Attends.
— Faut que je m’en aille, maintenant. »
Alvin le retint par la manche.
« Pas tout d’suite.
— Bientôt.
— Au moins… au moins, laisse-moi lire c’que les autres, ils ont écrit. »
Mot-pour-mot mit la main dans son sac et en sortit la poche renfermant le livre. « Je ne te promets pas d’expliquer ce qu’ils ont voulu dire », s’excusa-t-il en faisant glisser le livre hors de son enveloppe étanche.
Alvin trouva rapidement les derniers écrits, les plus récents.
De la main de sa mère : Vigor, il repouce un tron et il meure pas avau la naiçance du bébé.
De la main de David : Une meul se kace en deux pis elle se rekol sans une failure.
De la main de Cally : Un sétiaime fisse.
Alvin releva les yeux. « C’est pas d’moi qu’il parle, tu sais.
— Je sais », fit Mot-pour-mot.
Alvin revint au livre. De la main de son père : Il tue pas un enfan parse qu’un étrangé arrive à ce moman-là.
« De quoi il parle, p’pa ? » demanda Alvin.
Mot-pour-mot lui retira le livre des mains et le referma. « Trouve un moyen de guérir ta jambe, dit-il. Tu es loin d’être le seul à désirer qu’elle soit forte. Ce n’est pas pour toi-même, tu te rappelles ? »
Il se pencha et l’embrassa sur le front. Alvin tendit les bras et l’étreignit, s’accrochant à lui, si bien que Mot-pour-mot ne pouvait pas se redresser sans le soulever hors du lit. Au bout d’un moment, il leva les mains pour lui décrocher les bras. Sa joue était humide des larmes d’Alvin. Il ne les essuya pas. Il laissa la brise les sécher tandis qu’il cheminait le long du sentier aride et glacé, que bordaient à gauche et à droite des champs recouverts de neige à demi fondue.
Il s’arrêta un instant sur le second pont couvert. Le temps de se demander s’il reviendrait jamais par ici, ou s’il reverrait les Miller. Ou finirait par recueillir la phrase d’Alvin junior dans son livre. S’il était un prophète, il le saurait. Mais il n’en avait pas la moindre idée.