— On m’a fait comprendre que je ne suis pas le bienvenu dans cette maison.
— Alors, que j’vous dise : c’était grave. Tout un morceau de chair arraché. Les os cassés. Mais deux jours après, c’était complètement guéri. On voyait même pas d’cicatrice. Au bout de trois jours il marchait.
— Ça ne devait pas être aussi grave que vous le pensiez.
— J’viens de vous l’dire, la jambe était cassée et la blessure était grave. Toute la famille croyait qu’le gamin allait mourir. Ils m’ont parlé d’acheter des clous pour l’cercueil. Et l’chagrin leur faisait la mine tellement affreuse que je m’demandais si faudrait pas enterrer l’père et la mère en plusse.
— Alors, ça ne peut pas être aussi complètement guéri que vous le dites.
— Ben, c’est pas complètement guéri, et c’est pour ça que j’viens vous voir. Je sais qu’vous croyez guère à ces choses-là, mais j’vous l’dis, ils ont ensorcelé la jambe du gamin pour qu’elle arrive à guérir. Ally dit que l’drôle, il l’a ensorcelée tout seul. Même qu’il a marché sur sa jambe durant quelques jours, sans éclisse ni rien. Mais la douleur, elle est jamais partie, et asteure il paraît qu’y a un foyer de maladie sur son os. Il a aussi d’la fièvre.
— Il existe une explication parfaitement naturelle à tout, dit Thrower.
— Ben, qu’ce soye comme vous voulez, m’est avis, à moi, que l’gosse a invité l’Diable avec sa sorcellerie, et que maintenant l’Diable le ronge tout vif à l’intérieur. Alors, comme vous êtes un pasteur ordonné de Dieu, j’ai pensé qu’vous pourriez p’t-être chasser l’Malin au nom du Seigneur Jésus. »
Superstition et sorcellerie : deux inepties, bien entendu, mais l’hypothèse d’Armure – un démon tapi dans le garçon – avait du sens, elle concordait avec ce que le révérend avait appris du Visiteur. Peut-être le Seigneur lui demandait-il d’exorciser l’enfant, d’en expulser le Malin, non pas de le tuer. Une chance lui était offerte de se racheter de sa pusillanimité.
« J’y vais », dit-il. Il attrapa sa lourde cape et la jeta sur ses épaules.
« J’aime mieux vous prévenir, y a personne de chez eux qui m’a d’mandé d’venir vous quérir.
— Je suis prêt à affronter la colère des infidèles, affirma Thrower. C’est la victime de la diablerie qui m’intéresse, pas sa famille ridicule et superstitieuse. »
Alvin était couché sur son lit, brûlant de fièvre. Dans la journée, comme en ce moment, on gardait ses volets clos pour que la lumière ne lui blesse pas les yeux. Mais la nuit, il demandait à ce qu’on ouvre, qu’on laisse entrer un peu d’air froid. Il le respirait avec soulagement. Durant les quelques jours où il avait pu marcher, il avait vu la neige qui recouvrait la prairie. À présent, il essayait de s’imaginer étendu sous cette couverture neigeuse. Délivré du feu qui le dévorait de l’intérieur.
Il n’arrivait pas à voir assez petit au fond de lui-même. Ce qu’il avait réalisé avec les os, les fibres musculaires et les couches de peau, c’était autrement plus difficile que de repérer les fissures dans la roche de la carrière. Pourtant il avait réussi à progresser, par tâtonnements, dans le labyrinthe de son corps, à trouver les lésions majeures, à les aider à se refermer. Seulement, le processus s’était déroulé à une échelle trop minuscule et trop rapide pour qu’il comprenne. Il en avait constaté le résultat mais non les éléments mis en jeu, il ne savait pas vraiment ce qui s’était passé.
C’était la même chose avec le mal dans son os. Une toute petite partie qui dépérissait, qui pourrissait. Il sentait la différence entre cette partie gâtée et l’os sain, il connaissait les limites de la maladie. Mais il ne distinguait pas réellement ce qui se passait. Il ne pouvait pas la combattre. Il allait mourir.
Il ne se trouvait jamais seul dans la chambre, il le savait. Quelqu’un restait toujours assis à son chevet. Il ouvrait les yeux et c’était pour voir maman, papa ou l’une des filles. Même parfois l’un des frères, malgré l’épouse et l’ouvrage qu’il avait fallu délaisser pour venir. C’était un réconfort pour Alvin, mais aussi un souci. Il se disait constamment qu’il devrait se dépêcher de mourir afin qu’ils puissent tous retourner à leurs vies coutumières.
Cet après-midi, c’était Mesure qui se tenait à son chevet. Alvin lui avait donné le bonjour, mais ils n’avaient pas grand-chose à se dire. « Comment va ?
— J’vais mourir, merci, et toi ? » Pas facile de bavarder longtemps sur ce ton. Mesure lui avait raconté comment, avec les bessons, ils avaient essayé de fabriquer une meule courante. Choisi une pierre plus tendre que celle à laquelle s’était attaqué Alvin, et pourtant ils avaient eu un mal de chien à tailler dedans. « On a fini par abandonner, conclut Mesure. Ça attendra que tu remontes là-haut pour nous en ram’ner une toi-même. »
Alvin n’avait pas répondu, et ni l’un ni l’autre n’avait décroché un mot depuis. Allongé sur sa couche, en sueur, Alvin sentait dans son os la pourriture qui s’étendait lentement, sûrement. Son frère, assis, lui tenait délicatement la main.
Mesure se mit à siffloter.
Le son surprit Alvin. Il était si absorbé par ce qui se passait en lui que la musique lui semblait naître à une grande distance, et il lui fallut revenir d’assez loin pour en découvrir l’origine.
« Mesure ! » s’écria-t-il, mais sa gorge n’émit qu’un chuchotement.
Le sifflement cessa. « Excuse, dit Mesure. Ça t’embête ?
— Non. »
Mesure se remit à siffler. C’était un air étrange, qu’Alvin ne se souvenait pas avoir jamais entendu. À dire vrai, ça ne ressemblait à aucun air connu. Il ne se répétait jamais, il enchaînait sans cesse de nouveaux motifs, exactement comme si Mesure l’improvisait au fil de son inspiration. Tandis qu’Alvin l’écoutait sur son lit, la mélodie semblait dessiner une carte, serpenter à travers de vastes étendues, et il commença de la suivre. Non pas qu’il voyait quoi que ce soit, comme lorsqu’on suit une véritable carte. Elle paraissait toujours lui montrer le cœur des choses, et dès qu’il pensait à un endroit précis, il y pensait comme s’il y était. Il avait l’impression de retrouver le cours des réflexions auxquelles il s’était précédemment livré, quand il cherchait un moyen d’éliminer le foyer malade de son os, sauf que maintenant il observait avec du recul, peut-être du haut d’une montagne ou dans une clairière, quelque part d’où il bénéficiait d’une vue dégagée.
Il eut alors une pensée qui ne lui était encore jamais venue. Lorsque sa jambe s’était cassée, tout le monde, devant ses chairs broyées, avait pu constater comme il était mal en point, mais personne n’avait pu l’aider en dehors de lui-même. Il avait dû guérir sa blessure de l’intérieur. Au contraire, maintenant, personne d’autre ne voyait le mal qui le rongeait. Et même si lui parvenait à le voir, il n’avait aucun moyen d’y remédier.
Alors peut-être que cette fois-ci, quelqu’un d’autre pourrait le guérir. Sans se servir d’aucune sorte de pouvoir occulte. Une bonne vieille opération chirurgicale bien saignante.
« Mesure, murmura-t-il.
— J’suis là, dit Mesure.
— J’connais un moyen d’guérir ma jambe. »
Mesure se pencha tout près. Alvin n’ouvrit pas les yeux, mais il sentit le souffle de son frère sur sa joue.
« La maladie dans mon os, ça s’étend, mais pas encore partout. J’peux rien y faire, mais j’pense que si on m’coupait c’te partie de l’os pour l’enlever d’ma jambe, après j’finirais de guérir tout seul.