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Le pasteur referma la porte derrière lui. Ça n’était pas digne, de laisser des païens se mêler de cette affaire.

« Alvin », dit-il.

Le jeune garçon était allongé sous une couverture et la sueur lui perlait au front. Il avait les yeux fermés. Mais au bout d’un instant, il entrouvrit la bouche. « Révérend Thrower, chuchota-t-il.

— Lui-même. Alvin, je suis venu prier pour toi, afin que le Seigneur chasse de ton corps le démon qui te rend malade. »

Une nouvelle pause, comme s’il fallait un certain temps aux paroles de Thrower pour atteindre Alvin et un autre, aussi long, avant que ne revienne la réponse. « C’est pas un démon, dit-il.

— On ne peut pas demander à un enfant d’être versé dans le domaine de la religion. Mais je dois te dire que seuls guérissent ceux qui ont foi dans la guérison. » Il consacra ensuite plusieurs minutes à raconter l’histoire de la fille du centurion puis celle de la femme qui perdait son sang et qui avait touché la robe de Jésus. « Tu te souviens des paroles du Christ : “Ta foi t’a sauvée.” C’est ainsi, Alvin Miller, la foi doit être forte pour que le Seigneur puisse te sauver. »

Le garçon ne répondit pas. Comme Thrower avait mis en jeu toute sa grande éloquence pour lui retracer les deux histoires, il se sentit légèrement vexé que le gamin ait pu s’endormir. Il avança un doigt effilé et donna un coup sur l’épaule d’Alvin.

L’enfant tressaillit pour se dérober. « J’ai entendu », marmonna-t-il.

Sa mine renfrognée n’était pas bon signe, alors qu’il venait de recevoir la lumière de la parole divine. « Eh bien ? demanda Thrower. Tu crois ?

— Dans quoi ? murmura le gamin.

— Dans l’Évangile ! Dans le Dieu qui te sauvera, si seulement tu attendris ton cœur !

— J’crois, chuchota-t-il. Dans Dieu. »

Ce qui aurait dû suffire. Mais Thrower connaissait trop l’histoire de la religion pour ne pas insister davantage. Ce n’était pas assez de proclamer sa foi dans une déité. Il en existait tellement, et toutes sauf une étaient fausses. « Dans quel Dieu tu crois, Al junior ?

— Dieu, dit le garçon.

— Même le Maure païen prie tourné vers la pierre noire de la Mecque et il l’appelle Dieu ! Crois-tu dans le vrai Dieu, et crois-tu en lui correctement ? Non, je comprends, tu es trop faible et trop fiévreux pour expliquer ta foi. Je vais t’aider, jeune Alvin. Je vais te poser des questions et tu me diras si, oui ou non, tu crois. »

Alvin ne bougeait pas, il attendait.

« Alvin Miller, crois-tu en un Dieu indivisible, sans corps ni passions ? Le grand Créateur non créé, dont le centre est partout mais la circonférence nulle part ? »

L’enfant parut y réfléchir un instant avant de répondre : « J’trouve que ç’a aucun sens.

— Ça n’est pas supposé avoir du sens pour un esprit charnel, dit Thrower. Je te demande seulement si tu crois dans Celui qui siège au sommet d’un Trône sans sommet ; l’Être qui existe par Lui-même, si grand qu’il emplit l’univers mais si pénétrant qu’il vit dans ton cœur.

— Comment il peut s’asseoir au sommet de quelque chose qu’a pas d’sommet ? Comment quelque chose d’aussi grand peut tenir dans mon cœur ? »

Manifestement trop ignorant et trop fruste pour saisir la subtilité d’un paradoxe théologique ! Mais ce n’était pas uniquement une vie, voire une âme, qui se jouaient ici – c’étaient toutes les âmes qu’aux dires du Visiteur cet enfant mènerait à leur perte si personne ne le convertissait à la vraie foi. « C’est la beauté de la chose, reprit Thrower en laissant l’émotion gagner sa voix. Dieu est au-delà de toute compréhension ; pourtant, dans Son amour infini. Il condescend à nous sauver, malgré notre ignorance et notre bêtise.

— C’est pas une passion, l’amour ? demanda le garçon.

— Si l’idée de Dieu t’embrouille un peu, dit Thrower, alors laisse-moi te poser une autre question, peut-être plus appropriée : crois-tu dans le gouffre sans fond de l’enfer, où les méchants se tordent dans les flammes sans pourtant jamais brûler ? Crois-tu dans Satan, l’ennemi de Dieu, qui veut te voler ton âme et te retenir captif dans son royaume, afin de te tourmenter pour l’éternité ? »

L’enfant parut dresser l’oreille ; il tourna la tête vers Thrower mais garda les yeux fermés. « J’pourrais croire dans quelque chose comme ça », dit-il.

Ah, oui, pensa Thrower. Le gamin a bel et bien eu affaire au Diable.

« Tu l’as vu, mon enfant ?

— Il ressemble à quoi, vot’ diable ? souffla le garçon.

— Ce n’est pas mon diable, dit Thrower. Et si tu avais bien écouté au culte, tu le saurais, parce que je l’ai souvent décrit. En guise de cheveux, le Diable a des cornes de taureau. En guise de mains, le Diable a des pattes d’ours. Il a les sabots d’un bouc, et sa voix ressemble au rugissement d’un lion dévorant. »

À la stupéfaction de Thrower, le gamin sourit, puis un rire agita silencieusement sa poitrine. « Et vous nous traitez, nous aut’, de superstitieux ! »

Thrower n’aurait jamais cru que le Malin pouvait tenir aussi fermement l’âme d’un enfant, s’il n’avait vu Alvin rire de contentement à la description du monstre Lucifer. Il fallait museler ce rire ! C’était une offense faite à Dieu !

Thrower claqua sa bible sur la poitrine du jeune garçon, qui expulsa bruyamment l’air de ses poumons. Puis, pressant les mains sur le livre, le révérend sentit des paroles inspirées affluer à ses lèvres, et il s’écria avec plus de passion qu’il n’en avait jamais ressenti de toute son existence ; « Satan, au nom du Seigneur, je m’élève contre toi ! Je t’ordonne de te retirer de cet enfant, de cette chambre, de cette maison, définitivement ! Ne cherche plus jamais à prendre possession d’une âme vivant sous ce toit, ou la puissance de Dieu apportera la destruction jusqu’au plus profond de l’enfer ! »

Ensuite, le silence. Hormis la respiration du malade, qu’on sentait oppressée. Il régnait une telle paix dans la pièce, une telle droiture harassée dans le cœur de Thrower, qu’il se persuada que le Diable avait pris en compte sa péroraison et qu’il avait battu en retraite sans demander son reste.

« Révérend Thrower, dit le jeune garçon.

— Oui, mon fils ?

— Vous pouvez m’ôter c’te bible de la poitrine, à présent ? Si y avait des démons icitte, m’est avis qu’ils sont tous partis, asteure. »

Puis il se reprit à rire, et la bible de tressauter sous la main de Thrower.

À cet instant, la joie triomphante du pasteur céda la place à une déception amère. Que le gamin parte d’un rire aussi diabolique, malgré la Bible posée sur lui, n’était-ce point la preuve qu’aucune puissance ne parviendrait à en chasser le mal ? Le Visiteur avait eu raison. Thrower n’aurait jamais dû refuser la formidable tâche qu’il l’avait chargé d’accomplir. On lui avait offert l’occasion de terrasser la Bête de l’Apocalypse, et lui, trop timoré, trop sentimental, avait reculé devant la divine requête. Au lieu de Samuel, pourfendant l’ennemi de Dieu, me voici Saül, une chiffe, incapable de tuer celui dont le Seigneur a ordonné la mort. Je verrai désormais grandir ce garçon investi du pouvoir de Satan et je saurai qu’il n’enforcit que par ma faiblesse.

La chaleur de la chambre était à présent étouffante et Thrower suffoquait. Il n’avait pas remarqué avant cet instant la sueur qui trempait ses vêtements. Il avait de la gêne à respirer. Mais à quoi devait-il s’attendre ? Le souffle brûlant de l’enfer passait dans cette pièce. Haletant, il prit la Bible, la brandit entre lui et l’enfant satanique qui gloussait fébrilement sous sa couverture, et s’enfuit.