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— Comment toi, t’aurais pu l’sauver ? »

Elle n’avait peut-être pas eu l’intention de prendre un ton si méprisant. Aucune importance. Il savait ce qu’elle voulait dire. Que sans pouvoir occulte, il était absolument incapable d’aider qui que ce soit. Après des années de mariage, elle espérait encore en la sorcellerie, tout comme ses parents. Il ne l’avait en rien changée.

« T’es exactement pareille, dit-il. Le mal est en toi, tellement profond qu’mes prières n’y peuvent rien, qu’mes sermons n’y peuvent rien, qu’mon amour n’y peut rien, qu’mes cris n’y peuvent rien. » En disant « prières », il la bouscula légèrement, pour mieux la convaincre. En disant « sermons », il la bouscula plus fort, et elle recula en trébuchant. En disant « amour », il la prit par les épaules et la secoua si rudement qu’il lui défit son chignon ; ses cheveux voltigèrent tout autour d’elle. En disant « cris », il lui donna un coup qui la repoussa si violemment qu’elle s’affala par terre.

Quand il la vit tomber, avant même qu’elle ne touche le sol, une grande honte l’envahit, encore pire que lorsque son beau-père l’avait expédié dans la neige. Un homme fort me fait sentir ma faiblesse, alors je rentre chez moi houspiller ma femme, tu parles d’un mari ! J’ai toujours vécu en chrétien, sans jamais blesser ni frapper personne, homme ou femme, et voilà que je tabasse ma propre épouse, chair de ma chair, que je la flanque par terre.

C’était là ce qu’il se disait, et il était prêt à se jeter à genoux, à pleurer comme un nouveau-né et implorer son pardon. Il allait le faire. Malheureusement, quand elle vit l’expression de son visage, grimaçant de honte et de fureur, elle ne comprit pas que sa colère ne s’adressait qu’à lui-même, elle comprit seulement qu’il la battait ; elle fit donc ce qui venait naturellement à l’esprit d’une femme ayant grandi dans un milieu comme le sien. Elle remua les doigts pour exercer un charme repousseur et murmura un mot pour le retenir d’agir.

Il fut incapable de tomber à genoux devant elle. Incapable de faire un pas vers elle. Incapable même de penser à faire un pas vers elle. Son charme avait une telle puissance qu’il tituba en arrière, prit la direction de la porte, l’ouvrit et courut dehors en chemise.

Tout ce qu’il avait craint se réalisait aujourd’hui. Il avait probablement perdu son avenir politique, mais ce n’était rien à côté de cette constatation : sa femme pratiquait la sorcellerie sous son propre toit, contre lui-même, et il n’avait aucune défense contre ça. Elle était une sorcière. Elle était une sorcière. Et sa maison était impure.

Il faisait froid. Il n’avait pas de cape, pas même son gilet. Sa chemise déjà mouillée lui collait à présent à la peau et le glaçait jusqu’aux os. Il fallait qu’il s’abrite, mais il ne supportait pas l’idée d’aller frapper à quelque porte que ce soit. Il n’y avait qu’un seul refuge où il pouvait se rendre. En haut de la colline, à l’église. Thrower avait du bois de chauffage, il y trouverait donc de la chaleur.

Et dans l’église il pourrait prier et tenter de comprendre pourquoi le Seigneur ne lui venait pas en aide. Ne t’ai-je pas servi, Seigneur ?

Le révérend Thrower ouvrit la porte de l’église pour entrer d’un pas lent et craintif. Il admettait mal de paraître devant le Visiteur, sachant de quelle manière il avait échoué. Car il s’agissait de son échec personnel, maintenant il en avait conscience. Satan n’aurait pas dû trouver prise sur lui ni le chasser ainsi de la maison. Un pasteur ordonné, agissant en tant qu’émissaire du Seigneur, suivant les directives données par un ange… Satan n’aurait pas dû pouvoir le refouler comme ça, avant même qu’il s’aperçoive de ce qui lui arrivait.

Il se débarrassa de sa cape ainsi que de son manteau. Il faisait chaud dans l’église. Le feu, dans le poêle, avait dû brûler plus longtemps que prévu. À moins qu’il ne ressente seulement la chaleur de la honte.

Il n’était pas possible que Satan soit plus puissant que le Seigneur. Il n’y avait qu’une seule explication plausible ; lui, Thrower, était trop faible. C’était sa foi qui avait chancelé.

Il s’agenouilla devant l’autel et clama le nom du Très-Haut. « Pardonne mon incrédulité ! s’écria-t-il. Je tenais le couteau, mais Satan s’est dressé contre moi, et la force m’a manqué ! » Il débita une litanie d’autofustigation, il énuméra toutes ses faillites de la journée, jusqu’à l’épuisement.

Ce n’est qu’alors, les yeux douloureux d’avoir tant pleuré, la voix faible et enrouée, qu’il comprit à quel moment sa foi avait été ébranlée. C’était quand il se trouvait dans la chambre d’Alvin, qu’il lui demandait de proclamer sa propre foi, et que le gamin s’était moqué des mystères de Dieu. Comment peut-il s’asseoir au sommet de quelque chose qui n’a pas de sommet ? Même mise sur le compte de l’obscurantisme et du Malin, la question n’en avait pas moins transpercé le cœur de Thrower, pénétré jusqu’aux fondements de sa croyance. Les certitudes qui l’avaient nourri la plus grande partie de sa vie se voyaient brusquement battues en brèche par les questions d’un petit ignorant.

« Il m’a volé ma foi, découvrit Thrower. J’étais un homme de Dieu en entrant dans sa chambre, un incrédule en sortant.

— En effet », dit une voix derrière lui. Une voix qu’il connaissait. Une voix qu’en ce moment, à l’heure de l’échec, il craignait et espérait tout à la fois. Oh, pardonnez-moi, réconfortez-moi, mon Visiteur, mon ami ! Mais ne manquez pas non plus de m’infliger le châtiment de la terrible colère d’un Dieu jaloux.

— Un châtiment ? s’étonna le Visiteur. Comment pourrais-je t’infliger un châtiment, à toi, si glorieux spécimen d’humanité ?

— Je ne suis pas glorieux, dit piteusement Thrower.

— Tu es tout juste humain, à vrai dire. À l’image de qui as-tu été créé ? Je t’ai chargé de porter ma parole dans cette maison, et ce sont eux qui t’ont quasiment converti. Comment dois-je t’appeler maintenant ? Un hérétique ? Ou simplement un sceptique ?

— Un chrétien ! s’écria Thrower. Pardonnez-moi et appelez-moi encore chrétien.

— Tu tenais le couteau dans ta main, mais tu l’as reposé.

— Je ne le voulais pas !

— Faible, faible, faible, faible…» À chaque fois que le Visiteur répétait le mot, il le faisait traîner davantage en longueur, jusqu’à ce que chaque reprise devienne un chant à elle seule. Tout en chantant, il se mit à marcher autour de l’église. Il ne courait pas, mais il marchait vite, beaucoup plus vite que ne l’aurait fait un humain. « Faible, faible…» Il se déplaçait à une telle allure que Thrower devait sans arrêt se retourner pour le suivre des yeux. Le Visiteur ne marchait plus sur le sol. Il glissait à la surface des murs, aussi leste, aussi véloce qu’un cancrelat, plus vite encore, jusqu’à devenir une traînée floue que Thrower ne pouvait plus suivre dans son mouvement. Le pasteur s’appuya contre l’autel, face aux bancs vides, pour regarder la course du Visiteur qui passait et repassait, passait et repassait.

Peu à peu, Thrower se rendit compte qu’il avait changé de forme, qu’il s’était étiré, comme une bête effilée, un lézard, un alligator aux écailles claires et luisantes, jusqu’à ce que son corps se soit allongé au point de faire le tour de l’église, gigantesque ver qui se tenait la queue entre les dents.

Et Thrower se reconnut dans sa petitesse et son insignifiance, comparé à cet être magnifique qui étincelait de milliers de couleurs différentes, qui rayonnait d’un feu intérieur, qui inspirait l’obscurité et expirait la lumière. Je te vénère ! cria-t-il en lui-même. Tu es tout ce que je désire ! Embrasse-moi de ton amour, que je goûte à ta gloire !