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Soudain le Visiteur s’arrêta, et les grandes mâchoires s’avancèrent vers lui. Non pour le dévorer, car Thrower savait qu’il n’en était même pas digne. Il saisissait à présent la situation précaire de l’homme ; il se voyait suspendu au-dessus du gouffre de l’enfer comme une araignée au bout d’un fil ténu, et l’unique raison qui retenait Dieu de ne pas le laisser choir et de le faire disparaître, c’était qu’il n’en valait même pas la peine. Dieu ne le haïssait pas. Il était si abject que Dieu le dédaignait, il regarda dans les yeux du Visiteur et se désespéra. Car il n’y lisait ni amour, ni pardon, ni colère, ni mépris. Des yeux absolument vides. Les écailles éblouissaient, oui, elles répandaient la lumière d’un brasier interne. Mais ce feu n’éclairait pas les yeux. Ils n’étaient même pas noirs. Tout bonnement absents, comme un vide terrible qui tremblotait, sans cesse en mouvement, et Thrower sut qu’il contemplait là son propre reflet, qu’il ne représentait rien, que persister à vivre ne serait que gaspillage cruel d’un espace précieux, qu’il ne lui restait d’alternative que de disparaître dans le néant, afin de restituer au monde la gloire qu’il aurait dû connaître si Philadelphia Thrower n’était jamais né.

* * *

Ce fut la prière du pasteur qui réveilla Armure. Il était pelotonné près du poêle Franklin. Peut-être avait-il un rien trop poussé la chauffe, mais c’était le seul moyen de lutter contre le froid. Il fallait dire aussi que le temps d’arriver à l’église, il avait déjà sa chemise toute raide de glace. Il trouverait d’autre charbon de bois pour rembourser le pasteur.

Armure allait intervenir et informer Thrower de sa présence, mais quand il entendit ce que le révérend disait dans sa prière, les mots lui restèrent dans la gorge. Thrower parlait de couteaux et d’artères, d’ennemis de Dieu qu’il aurait dû tailler en pièces. Au bout d’une minute, tout devint clair : Thrower n’était pas monté chez les Miller pour sauver le gamin, mais pour le tuer ! Qu’est-ce qui se passait donc par ici ? Un mari chrétien bat sa femme, une femme chrétienne ensorcèle son mari, et un pasteur chrétien médite un crime et prie pour obtenir son pardon parce qu’il a échoué dans sa tentative !

Mais tout d’un coup, Thrower s’arrêta de prier. Il avait la voix tellement enrouée et la figure tellement rouge qu’Armure le crut frappé d’apoplexie. Mais non. Il relevait la tête comme s’il écoutait quelqu’un. Armure écouta, à son tour, et il entendit quelque chose, comme des gens parlant dans une tempête et dont on ne comprend jamais ce qu’ils racontent.

Je sais ce qu’il en est, se dit-il. Le révérend Thrower a une vision.

Une chose était sûre, il parlait et une faible voix lui répondait ; bientôt il se mit à tourner et tourner sur lui-même, de plus en plus vite, comme s’il regardait quelque chose sur les murs. Armure s’efforça de voir de quoi il s’agissait, mais il ne put rien distinguer. On aurait dit une ombre passant devant le soleil : on ne la sentait pas venir, on ne la sentait pas s’éloigner, mais l’espace d’une seconde il faisait plus sombre et plus froid. Voilà ce que vit Armure.

Puis ça s’arrêta. Armure perçut un miroitement dans l’air, un éblouissement ici et là, comme lorsqu’un carreau réfléchit un rayon de soleil. Est-ce que Thrower voyait la gloire de Dieu, tel Moïse ? Peu probable, à en juger d’après sa mine. Armure n’avait encore jamais rencontré pareil visage. Celui qu’un homme pourrait offrir s’il lui fallait assister à la mort de son propre enfant.

Le miroitement et l’éblouissement disparurent. L’église était silencieuse. Armure voulait courir vers Thrower et lui demander : « Qu’est-ce que vous avez vu ? C’était quoi, votre vision ? C’était une prophétie ? »

Mais le pasteur n’avait pas du tout l’air disposé à répondre à des questions. L’envie de mourir se lisait sur son visage. Il s’écarta très lentement de l’autel. Il erra entre les bancs, se cognant parfois contre eux, sans prendre garde ni se soucier où le conduisaient ses pas. Il se retrouva finalement près de la fenêtre, face à la vitre, mais Armure savait qu’il ne distinguait rien ; il restait là, debout, les yeux grands ouverts, la mort personnifiée.

Le révérend Thrower leva la main droite, doigts écartés, et posa la paume contre un carreau. Il appuya. Il appuya et poussa si fort qu’Armure vit le verre se bomber vers l’extérieur. « Arrêtez ! cria-t-il. Vous allez vous couper ! »

Thrower ne montra même pas qu’il avait entendu. Il continua de pousser. Armure marcha vers lui. Fallait arrêter cet homme-là avant qu’il ne casse le carreau et se coupe le bras.

Dans un fracas, la vitre se brisa. Le bras de Thrower passa au travers, jusqu’à l’épaule. Le pasteur souriait. Il ramena quelque peu son bras vers lui. Puis il se mit à le faire tourner à l’intérieur du cadre, en le précipitant contre les éclats de verre qui pointaient du mastic.

Armure essaya de l’écarter de la fenêtre, mais l’homme avait une vigueur en lui comme le commerçant n’en avait jamais vu. Il finit par se jeter sur lui et le renverser à terre. Du sang avait éclaboussé partout. Armure voulut agripper le bras tout dégouttant de sang de Thrower. Le pasteur tenta de lui échapper en roulant sur lui-même. Armure n’avait pas le choix. Pour la première fois depuis qu’il avait embrassé la foi chrétienne, il ferma le poing et l’asséna sur le menton de l’homme d’église. Sa tête partit en arrière pour heurter le sol, l’assommant net.

Faut que j’empêche le sang de couler, se dit Armure. Mais d’abord il devait retirer les bouts de verre. Quelques gros morceaux n’étaient plantés que superficiellement, et il les balaya d’un revers de main. Mais d’autres, certains des petits, étaient enfoncés profond, seuls leurs sommets dépassaient, et si gluants de sang qu’ils n’offraient guère de prise. Il finit pourtant par retirer tous les éclats qu’il put trouver. Par bonheur, aucune entaille ne saignait abondamment, et Armure sut que les grosses veines n’avaient pas été touchées. Il ôta sa chemise, ce qui le laissa torse nu en plein dans le courant d’air qui entrait par la fenêtre défoncée, mais il n’y prêta guère attention. Il déchira le tissu pour faire des bandages. Il banda les blessures et arrêta l’hémorragie. Puis il s’assit, sur place, et attendit que Thrower revienne à lui.

* * *

Thrower fut surpris de constater qu’il n’était pas mort. Il gisait sur le dos à même un sol dur, recouvert d’une lourde étoffe. Sa tête lui faisait mal. Son bras davantage encore. Il se rappela avoir essayé de couper ce bras, et il savait qu’il lui faudrait essayer à nouveau, mais il n’arrivait plus à ressentir le même désir de mort qu’auparavant. Même en se souvenant du Visiteur sous la forme d’un grand lézard, même en se souvenant de ses yeux vides, il n’arrivait pas à retrouver la sensation qu’il avait éprouvée. Il savait seulement qu’il n’en avait jamais connu de pire au monde.

Son bras était soigneusement bandé. Qui l’avait bandé ?

Il entendit clapoter de l’eau. Puis le flic-flac de chiffons mouillés claquant contre du bois. Dans le demi-jour hivernal passant par la fenêtre, il distingua quelqu’un en train de laver le mur. Une planche remplaçait l’un des carreaux.

« Qui est-ce ? demanda Thrower. Qui êtes-vous ?

— Rien qu’moi.

— Armure-de-Dieu.

— J’lave les murs. C’est plus une église, c’est une boucherie. »

Bien sûr, il devait y avoir du sang partout. « Désolé, fit Thrower.

— Ça m’embête pas d’nettoyer. J’crois que j’ai enlevé tous les bouts d’verre de vot’ bras.