— Vous êtes nu, fit Thrower.
— Ma chemise, elle est rendue sus vot’ bras.
— Vous devez avoir froid.
— P’t-être que j’avais froid, mais j’ai rebouché la fenêtre et j’ai poussé le poêle. C’est plutôt vous, avec vot’ figure toute blanche, qu’avez l’air d’un défunt d’la s’maine passée. »
Thrower essaya de s’asseoir, mais sans y parvenir. Il était trop faible ; son bras le faisait trop souffrir.
Armure le força à se rallonger. « Allons, étendez-vous, mon révérend. Étendez-vous. Vous en avez vu d’rudes.
— C’est vrai.
— J’espère qu’vous m’en voudrez pas, mais j’étais déjà icitte, dans l’église, quand vous êtes arrivé. J’dormais près du poêle… Ma femme m’a mis à la porte d’chez moi. On m’a flanqué dehors deux fois dans la même journée. » Il se mit à rire, mais d’un rire sans joie. « J’vous ai donc vu par le fait.
— Vu ?
— Vous avez eu une vision, pas vrai ?
— Et lui, vous l’avez vu ?
— J’ai pas vu grand-chose. C’est surtout vous qu’j’ai vu, mais j’ai entr’aperçu… vous m’comprenez. Ça galopait autour des murs.
— Vous l’avez vu, dit Thrower. Oh, Armure, c’était terrible, c’était beau.
— Vous avez vu Dieu ?
— Vu Dieu ? Dieu n’a pas de corps que l’on puisse voir. Armure. Non, j’ai vu un ange, un ange du châtiment. C’est sûrement ce qu’a vu Pharaon, l’ange de la mort qui passait dans les villes d’Égypte pour emporter les premiers-nés.
— Oh, fit Armure, désorienté. Fallait que j’vous laisse mourir, censément ?
— Si j’étais censé mourir, vous n’auriez pu me sauver. Puisque vous m’avez sauvé, puisque vous vous trouviez ici à l’instant de mon désespoir, c’est signe que je dois vivre. J’ai été châtié, mais pas mis à mort. Armure-de-Dieu, une autre chance m’est offerte. »
Armure hocha la tête, mais Thrower se rendait compte que quelque chose le tracassait. « Qu’est-ce qu’il y a ? s’enquit le pasteur. Que voulez-vous me demander ? »
Les yeux d’Armure s’agrandirent. « Vous entendez donc c’que j’pense ?
— Si c’était le cas, je ne vous le demanderais pas. »
Armure sourit. « M’est avis qu’oui.
— Je vous dirai ce que vous voulez savoir, si je le puis.
— J’vous ai entendu prier », dit Armure. Il attendit, comme si c’était là sa question.
Thrower voyait mal en quoi consistait la question et n’était donc pas sûr de la réponse à donner. « J’étais désespéré parce que j’avais manqué à mes engagements envers le Seigneur. On m’avait confié une mission à accomplir, mais au moment crucial le doute a gagné mon cœur. » Il tendit sa main valide pour cramponner Armure. Tout ce qu’il put atteindre, ce fut le tissu du pantalon de l’homme agenouillé prés de lui. « Armure-de-Dieu, ne laissez jamais le doute entrer dans votre cœur. Ne doutez jamais de ce que vous savez. Ce serait ouvrir une porte par où Satan aurait prise sur vous. »
Mais ce n’était pas la réponse à la question d’Armure.
« Demandez-moi ce que vous voulez savoir, dit Thrower. Je vous dirai la vérité, si je peux.
— Vous parliez de tuer, dans vot’ prière. »
Thrower n’avait pas imaginé qu’il révélerait à quiconque le fardeau que le Seigneur avait placé sur ses épaules. Pourtant, si le Seigneur avait voulu qu’il garde le secret. Il n’aurait pas permis à cet homme de se trouver dans l’église pour le surprendre. « Je crois, dit le pasteur, que c’est le Seigneur Dieu qui vous a conduit vers moi. Je suis faible. Armure, et j’ai failli à la tâche qu’il me réclamait. Mais je me rends compte à présent que vous, homme de foi, m’avez été envoyé pour m’apporter aide et amitié.
— Qu’esse qu’il réclamait, l’Seigneur ? demanda Armure.
— Pas de meurtre, mon frère. Le Seigneur ne m’a jamais demandé de tuer un homme. C’est un démon qu’il m’envoyait abattre. Un démon à la forme humaine. Qui vit dans cette maison là-bas. »
Armure fit la moue, abîmé dans ses pensées. « Le gamin, il est pas seulement possédé, c’est ça qu’vous dites ? C’est pas quelque chose que vous pouvez exorciser comme ça ?
— J’ai essayé, mais il a ri du Livre Saint et il s’est moqué de mes exorcismes. Il n’est pas possédé, Armure-de-Dieu. Il est de l’engeance du Diable. »
Armure secoua la tête. « Ma femme, c’est pas un démon, pourtant elle est sa sœur.
— Elle a renoncé à la sorcellerie, elle s’est donc purifiée. »
Son compagnon eut un rire amer. « C’est c’que j’croyais. »
Thrower comprenait, maintenant, pourquoi Armure avait cherché refuge dans l’église, dans la maison de Dieu : la sienne, de maison, avait été profanée.
« Armure-de-Dieu, m’aiderez-vous à purger ce pays, cette ville, cette maison là-bas, cette famille, de l’influence maléfique qui les a corrompus ?
— Ça sauvera-t-y ma femme ? demanda Armure. Ça lui fera-t-y passer l’goût d’la sorcellerie ?
— Ça se pourrait, fit Thrower. Peut-être le Seigneur nous a-t-il réunis tous les deux pour nous permettre de purifier nos maisons.
— Quoi qu’ça coûte, dit Armure. J’suis avec vous contre l’Diable. »
XV
Promesses
Le forgeron l’écouta lire la lettre de bout en bout.
« Vous vous souvenez de cette famille ? demanda Mot-pour-mot.
— Oui, dit Conciliant Smith. Leur fils aîné a quasiment inauguré le cimetière. C’est moi qu’ai sorti son corps d’la rivière, de mes mains.
— Bon, alors, vous allez le prendre comme apprenti ? »
Un jeune homme, de peut-être seize ans, entra dans la forge en portant un seau de neige. Il jeta un coup d’œil au visiteur, baissa aussitôt la tête et se dirigea vers le tonneau de refroidissement près du foyer.
« J’ai déjà un apprenti, vous voyez, dit le forgeron.
— Il m’a l’air grand, fit Mot-pour-mot.
— Il progresse bien, reconnut l’autre. Pas vrai, Bosey ? Tu t’sens prêt à t’mettre à ton compte ? »
Bosey esquissa un sourire, vite réprimé, et opina : « Oui, m’sieur.
— J’suis pas un patron facile, reprit le forgeron.
— Alvin est un bon petit gars. Il travaillera dur pour vous.
— Mais est-ce qu’il obéira ? J’aime bien être obéi. »
Mot-pour-mot regarda encore Bosey. Il était occupé à transvaser la neige dans le tonneau. « C’est un bon petit gars, je vous l’ai dit. Il vous obéira si vous êtes correct avec lui. »
Le forgeron croisa son regard. « J’suis un homme équitable. J’cogne pas sur les garçons que j’embauche. J’ai-t-y déjà levé la main sur toi, Bosey ?
— Jamais, m’sieur.
— Vous voyez, Mot-pour-mot, la peur peut faire obéir un apprenti, ou l’appât du gain. Mais s’il trouve un bon patron, il lui obéira parce qu’il sait que c’est comme ça qu’il apprendra. »
Mot-pour-mot adressa un grand sourire au forgeron. « Il ne payera pas de pension. Il la gagnera par son travail. Et il ira à l’école.
— Un forgeron, ç’a pas b’soin d’être instruit, j’en sais quelque chose.
— L’Hio ne tardera pas à faire partie des États-Unis, à mon avis. Le petit devra voter, et lire les journaux. Quelqu’un qui ne sait pas lire ne sait que ce que les autres lui racontent. »
Conciliant Smith regarda Mot-pour-mot avec un sourire en coin. « Ah oui ? Et c’est vous qui m’dites ça ? Alors je l’sais uniquement parce que quelqu’un d’autre, à savoir vous, vient de me l’raconter, pas vrai ? »