Elle sourit encore et poussa de côté le livre de comptes du docteur. « Je lui tiens sa comptabilité une fois par mois, et il me rapporte de la lecture de Dekane. » Elle lui parla de ce qu’elle lisait, et Mot-pour-mot en vint à comprendre que son cœur soupirait pour d’autres cieux, loin de la rivière Hatrack. Il comprit autre chose aussi : torche, elle connaissait trop bien les habitants du pays et elle se disait que loin d’ici elle trouverait des gens aux âmes lumineuses, qui ne décevraient pas une jeune fille capable de lire à livre ouvert dans leurs pensées.
Elle est jeune, voilà tout. Qu’on lui donne du temps, elle apprendra à aimer le peu de bonté qu’elle rencontrera ; et elle oubliera le reste.
Le docteur entra peu après ; ils bavardèrent un moment et l’après-midi était déjà bien avancé quand Mot-pour-mot se trouva de nouveau seul avec Peggy et qu’il put lui poser la question qui l’amenait ;
« Jusqu’à quelle distance peux-tu voir, Peggy ? »
Il crut reconnaître de la défiance qui descendait sur son visage comme un lourd rideau de velours.
« Je ne pense pas que vous voulez savoir si j’ai besoin de lunettes, dit-elle.
— Je songeais à une fillette qui jadis a écrit dans mon livre : Un Faiseur est né. Je me demande si elle continue de temps en temps à suivre ce Faiseur des yeux, pour voir comment il se débrouille. »
Elle détourna le regard et fixa la grande fenêtre haute, masquée par un voilage qui préservait l’intimité du cabinet. Dehors, le soleil était bas, le ciel gris, mais le visage de Peggy rayonnait de lumière. Mot-pour-mot s’en rendit parfaitement compte. Parfois, il n’était nul besoin d’être une torche pour savoir pertinemment ce que recelait le cœur d’une personne.
« Je me demande si cette torche a vu un jour une poutre tomber sur lui.
— Je me le demande, fit-elle.
— Ou une meule.
— Ça se pourrait.
— Et je me demande si elle n’a pas trouvé moyen de scinder la poutre proprement en deux ; de si bien tendre la meule qu’un certain conteur d’histoires a pu apercevoir une lumière de lanterne à travers, au beau milieu. »
Des larmes brillèrent dans ses yeux, non pas comme s’ils allaient pleurer mais comme s’ils s’embuaient de regarder fixement le soleil. « Un petit bout de sa coiffe de naissance, qu’on réduit en poussière entre les doigts, et on peut se servir du pouvoir du petit garçon pour réussir quelques effets maladroits, dit-elle doucement.
— Mais maintenant il découvre son talent et il a neutralisé ce que tu allais faire pour lui. »
Elle opina.
« Tu dois te sentir bien seule, à veiller sur lui de si loin », dit Mot-pour-mot.
Elle secoua la tête. « Pas du tout. J’ai sans arrêt des gens autour de moi. » Elle regarda Mot-pour-mot et sourit faiblement. « C’est presque un réconfort de passer un moment avec cet enfant qui ne me demande rien, parce qu’il ne sait même pas que j’existe.
— Je le sais bien, moi. Et je ne te demande rien non plus. »
Elle sourit plus franchement. « Vieux farceur, dit-elle.
— D’accord, je veux te demander quelque chose, mais pas pour moi. J’ai rencontré ce garçon et, même sans ton aptitude à voir dans son cœur, je crois le connaître. Je crois savoir ce qu’il pourrait devenir, ce qu’il pourrait accomplir, et je veux que tu le saches : si jamais tu as besoin de mon aide, pour n’importe quoi, envoie-moi un mot, dis-moi que faire, et si c’est en mon pouvoir je le ferai. »
Elle ne répondit pas, ne le regarda pas non plus.
« Jusqu’ici tu n’as pas eu besoin d’aide, reprit-il, mais le voici qui pense par lui-même et tu ne pourras pas toujours pourvoir à ses besoins. Le danger ne viendra pas seulement d’objets qui lui tombent dessus ou qui le blessent dans sa chair. Ses propres initiatives l’exposent à un danger tout aussi grand. Je veux simplement te dire que si tu vois un tel danger et que tu as besoin de mon aide, je lâcherai tout pour venir.
— Ça me rassure », dit-elle. Elle le pensait sincèrement, Mot-pour-mot le savait : mais il y avait autre chose qu’elle ne disait pas, et il le savait aussi.
« Et je voulais t’annoncer qu’il allait venir ici, le premier avril, en apprentissage chez le forgeron.
— Je sais qu’il vient, dit-elle, mais ce ne sera pas le premier avril.
— Oh ?
— Et pas cette année non plus. »
Un aiguillon d’angoisse transperça le cœur de Mot-pour-mot. « On dirait que je suis quand même venu pour connaître l’avenir, en fin de compte. Qu’est-ce qu’il lui réserve ? Qu’est-ce qui va arriver ?
— Il peut arriver toutes sortes de choses, dit-elle, et je serais idiote d’en citer une plutôt qu’une autre. Je vois comme un millier de routes qui s’ouvrent devant lui, en permanence. Mais très peu le conduisent ici en avril, et bien plus le laissent mort avec une hache de Rouge dans la tête. »
Mot-pour-mot se pencha par-dessus le bureau du docteur et posa une main sur celle de Peggy. « Il en réchappera ?
— Tant qu’il me restera un souffle de vie.
— Ou qu’il m’en restera un », ajouta-t-il.
Ils demeurèrent assis un moment en silence, main sur main, les yeux dans les yeux, jusqu’à ce qu’elle éclate de rire et détourne le regard.
« D’habitude, quand on se met à rire je comprends la plaisanterie, dit Mot-pour-mot.
— Je pensais à la paire de conspirateurs dérisoires qu’on forme, tous les deux, face aux ennemis que va affronter le gamin.
— C’est vrai, mais d’un autre côté, notre cause est juste ; toute la nature va donc conspirer avec nous, tu ne crois pas ?
— Et Dieu aussi, ajouta-t-elle d’un ton ferme.
— Je ne saurais rien dire là-dessus, fit Mot-pour-mot. Les pasteurs et les prêtres ont l’air de l’avoir tellement bien claquemuré dans leurs doctrines que le pauvre vieux Père n’a plus guère de liberté d’action. Maintenant qu’ils ont interprété la Bible irrévocablement, ils n’attendent plus qu’une dernière chose de lui : que sa parole se fasse à nouveau entendre, ou que son doigt témoigne de sa puissance en ce monde.
— J’ai vu la puissance de son doigt dans la naissance du septième fils d’un septième fils, il y a quelques années. Appelez ça la nature si vous voulez, puisque vous avez appris toutes sortes de choses auprès des philosophes et des sorciers. Je sais seulement qu’il est aussi étroitement lié à ma vie que si on était nés des mêmes entrailles. »
Mot-pour-mot n’avait pas prémédité sa question suivante, elle lui sortit machinalement des lèvres : « Ça te fait plaisir ? »
Elle le regarda avec une effroyable tristesse dans les yeux. « Pas souvent », dit-elle. Elle parut alors si abattue que le vieil homme, incapable de se retenir, contourna le bureau et s’arrêta près de sa chaise pour serrer la jeune fille contre lui comme un père serre son enfant, la serrer longuement. Pleurait-elle ou se retenait-elle ? il n’aurait su le dire. Ils ne prononcèrent pas une parole. Elle finit par se détacher de lui avant de retourner à son livre de comptes. Puis il partit sans rompre le silence.
Mot-pour-mot chemina à pas lents jusqu’à l’auberge pour y prendre son dîner. Il avait des histoires à conter et de menus services à rendre pour prix de sa pension. Pourtant, toutes les histoires semblaient perdre de leur intérêt, comparées à celle qu’il ne pouvait pas dire, celle dont il ne connaissait pas la fin.
Dans le pré autour du moulin attendaient une demi-douzaine de charrettes, gardées par des fermiers accourus de loin pour trouver de la farine de bonne qualité. Plus jamais leurs femmes ne s’échineraient au pilon sur un mortier pour recueillir une farine grossière qui ferait un pain dur et grumeleux. Le moulin était en activité, et tout le monde, à des milles à la ronde, apporterait son blé à la ville de Vigor Church.