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Juste à ce moment, elle vit l’une des flammes se séparer des autres et basculer dans le noir. « Oh ! » s’écria-t-elle, tendant la main comme pour saisir la lumière et la ramener. Mais bien sûr, c’était impossible. Sa vision portait loin tout en restant nette ; sa main, non.

« Ils sont fichus ? demanda grandpapa.

— Un seul, souffla la petite Peggy.

— Conciliant et les autres, ils y sont pas encore ?

— Ils viennent d’arriver, dit-elle. La corde a tenu. Asteure ils sont sauvés. »

Grandpapa ne lui demanda pas comment elle le savait ni ce qu’elle voyait. Il se contenta de lui tapoter l’épaule. « Parce que t’as prévenu tout l’monde. Oublie pas ça, Margaret. Y en a un de perdu, mais si tu les avais pas vus et si t’avais pas envoyé des secours, ils auraient pu tous mourir. »

Elle secoua la tête. « J’aurais dû les voir plus tôt, grandpapa mais je m’suis endormie.

— Et tu t’en veux ?

— J’aurais dû laisser la Reine sanglante me piquer la main, et alors papa, il m’aurait pas grondée, et je serais pas allée à la source, et je m’serais pas endormie, et j’aurais pu envoyer les secours à temps…

— Des reproches en chapelet comme ça, on peut tous s’en faire, Maggie. Ça rime à rien. »

Mais elle, elle savait que ça rimait à quelque chose.

On n’en veut pas à un aveugle parce qu’il ne prévient pas que vous allez marcher sur un serpent… mais on en veut à celui qui a des yeux et qui se tait. Elle connaissait sa tâche depuis le jour où elle s’était aperçue que les autres gens voyaient moins de choses qu’elle. Dieu lui avait donné des yeux différents, alors à elle de voir et de prévenir, sinon le diable lui prendrait son âme. Le diable ou la mer profonde et noire.

« Ça rime à rien », murmura grandpapa. Puis, comme s’il venait de recevoir un coup de baguette de fusil dans le derrière, il se redressa et dit : « La source ! La source, évidemment ! » Il l’attira contre lui. « Écoute-moi, ’tite Peggy. C’était pas ta faute, et c’est la vérité. L’eau qui coule dans la Hatrack, elle vient du ruisseau, tout ça c’est la même eau, partout dans l’monde. Cette eau qui voulait qu’ils meurent, elle savait qu’tu pouvais donner l’alerte et envoyer de l’aide. Alors elle a chanté et elle t’a plongée dans l’sommeil. »

Elle trouvait l’explication plausible, très plausible. « Comment ça s’fait, grandpapa ?

— Oh, c’est dans sa nature. L’ensemble de l’univers est constitué de quatre éléments seulement, ’tite Peggy, et chacun veut prendre le d’ssus. » Peggy songea aux quatre couleurs qu’elle voyait quand brillaient les flammes de vie, et elle sut de quels éléments il s’agissait au moment même où grandpapa les nommait. « Le feu chauffe, éclaire et réduit en cendres. L’air rafraîchit et s’infiltre partout. La terre consolide et fortifie, pour que les choses durent. Mais l’eau, elle détruit, elle tombe du ciel et emporte tout ce qu’elle peut, elle l’emporte et l’entraîne vers la mer. Si l’eau prenait l’dessus, le monde serait tout lisse, y aurait qu’un grand océan et rien ne pourrait lui échapper. Tout lisse et mort. C’est pour ça que t’as dormi. L’eau veut détruire ces étrangers-là, j’sais pas qui ils sont, mais elle veut les détruire, les tuer. C’est miracle que tu t’sois réveillée.

— C’est l’marteau du forgeron qui m’a réveillée.

— Alors c’est ça, tu vois ? Le forgeron travaillait l’fer, ce qu’y a d’plus dur dans la terre, avec de l’air qui sort en force du soufflet et du feu si ardent qu’à l’extérieur d’la cheminée l’herbe est toute brûlée. L’eau pouvait pas l’atteindre pour l’faire tenir tranquille. »

La petite Peggy avait peine à le croire, mais c’était sûrement vrai. Le forgeron l’avait tirée d’un sommeil provoqué par l’eau. Le forgeron l’avait aidée. Eh ben, à l’idée que cette fois le forgeron était son ami, y avait de quoi rire.

Il y eut des appels dans la galerie en bas, des portes s’ouvrirent et se refermèrent.

« En v’là qu’arrivent », fit grandpapa.

La petite Peggy vit les flammes de vie au rez-de-chaussée et trouva celle qui éprouvait la plus grande crainte et la plus grande douleur. « C’est la maman, dit-elle. Elle va bétôt avoir un bébé.

— Eh ben, le hasard fait bien les choses. On en perd un, et v’là déjà un bébé pour remplacer la mort par la vie. » Grandpapa sortit d’un pas traînant pour descendre aider.

La petite Peggy, cependant, resta sur place, le regard fixé sur ce qu’elle voyait au loin. Cette flamme de vie perdue ne l’était pas encore, perdue, il n’y avait pas de doute. Elle la voyait se consumer là-bas, malgré les ténèbres dans lesquelles la rivière cherchait à l’engloutir. Il n’était pas mort, seulement entraîné par le courant, et peut-être qu’on pouvait l’aider. Elle sortit alors à toutes jambes, dépassa grandpapa à toute allure et dévala bruyamment l’escalier.

Maman l’attrapa par le bras alors qu’elle se ruait dans la grande salle.

« Y a un accouchement, dit maman, et on a besoin de toi.

— Mais maman, çui-là qu’est parti dans l’courant, l’est encore vivant !

— Peggy, on a pas l’temps de…»

Deux garçons aux visages identiques intervinrent dans la conversation. « Çui-là parti dans le courant ! s’écria l’un.

— Encore vivant ! s’écria l’autre.

— Qu’esse t’en sais ?

— C’est pas possible ! »

Leurs voix se couvraient tellement que maman dut les faire taire pour les entendre. « C’était Vigor, not’ grand frère, il a été emporté…

— Ben, il est vivant, dit la petite Peggy, mais la rivière le tient. »

Les jumeaux regardèrent maman pour obtenir confirmation. « Elle sait ce qu’elle raconte. Dame Hôtesse ? »

Maman hocha la tête et les garçons foncèrent vers la porte en criant : « L’est vivant ! L’est ’core vivant !

— T’en es sûre ? demanda maman d’un ton rude. Ça serait cruel de leur mettre l’espoir au cœur comme ça, si c’est pas vrai. »

Les éclairs que lançaient les yeux de maman effrayèrent la petite Peggy, qui ne sut plus quoi dire.

Mais entre temps grandpapa était arrivé derrière elle. « Allons, Peg, fit-il, comment qu’elle saurait qu’la rivière en a emporté un, à moins de l’avoir vu ?

— Je sais, dit maman. Mais c’te femme attend d’accoucher depuis trop longtemps et faut qu’je m’occupe du bébé, alors viens avec moi, ’tite Peggy, j’ai besoin qu’tu m’dises c’que tu vois. »

Elle conduisit la petite Peggy dans la chambre à coucher à côté de la cuisine, là où papa et maman dormaient quand il y avait des voyageurs de passage. La femme était allongée sur le lit, elle se cramponnait à la main d’une grande fille au regard grave et profond. La petite Peggy ne connaissait pas leurs visages, mais elle reconnut leurs flammes de vie, en particulier la peur et la douleur de la mère.

« Quelqu’un a crié, murmura la mère.

— Taisez-vous, maintenant, dit maman.

— Qu’il était ’core vivant. »

La fille au regard grave leva les sourcils, regarda maman. « C’est vrai, Dame Hôtesse ?

— Ma fille est une torche. C’est pour ça que je l’ai amenée dans la chambre. Pour voir le bébé.

— Elle a vu mon garçon ? Il est vivant ?

— J’croyais que tu lui avais rien dit, Aliénor », dit maman.

La fille au regard grave secoua la tête.

« Je l’ai vu du chariot. Il est vivant ?

— Dis-lui, Margaret », fit maman.

La petite Peggy se tourna et chercha la flamme de vie. Les murs n’arrêtaient pas ce genre de vision. La flamme était toujours là, pourtant elle sentait que c’était très loin. Mais cette fois, elle se rapprocha comme elle savait le faire, pour regarder de près.