« Sortez l’bébé d’la chambre, ordonna maman.
— Faut pas qu’il commence à téter ? demanda Aliénor.
— Elle allaitera jamais c’t’enfant, répliqua maman. À moins d’vouloir lui donner à téter le lait d’la haine.
— Elle va pas le haïr, tout d’même, protesta Aliénor. C’est pas d’la faute au bébé.
— M’est avis qu’son lait, il en sait rien, dit maman. Pas vrai, ’tite Peggy ? À quel téton l’bébé va s’nourrir ?
— Çui d’sa maman », répondit la petite Peggy.
Maman la regarda avec insistance. « T’en es sûre ? »
Elle hocha la tête.
« Bon, alors, on lui amènera l’bébé quand elle se réveillera. Il a pas besoin d’manger la première nuit, de toute façon. » Aliénor emporta donc le nouveau-né dans la grande salle où le feu brûlait. Les hommes, qui se séchaient, cessèrent un instant de se raconter des histoires d’orages et de déluges pires que ceux-ci, le temps de découvrir et d’admirer le bébé.
Mais dans la chambre, maman prit la petite Peggy par le menton et la fixa droit dans les yeux. « Faut m’dire la vérité, Margaret. C’est grave quand un bébé tète sa maman et boit le lait d’la haine.
— Elle va pas le haïr, maman, dit la petite Peggy.
— Qu’esse t’as vu ? »
La petite Peggy aurait bien voulu répondre, mais elle ne connaissait pas les mots pour décrire la majeure partie de ce qu’elle voyait. Elle baissa donc les yeux au sol. Elle pouvait dire, en entendant la brusque inspiration de maman, qu’elle était mûre pour les remontrances. Mais maman attendit, puis sa main descendit doucement pour lui caresser la joue. « Ah, mon enfant, t’en as eu d’une journée ! Le bébé aurait pu mourir, mais tu m’as dit de l’sortir. Avec ta main, tu lui as même dégagé la bouche… c’est c’que t’as fait, s’pas ? »
La petite Peggy hocha la tête.
« C’est beaucoup pour une petiote, beaucoup en une seule journée. » Maman se tourna vers les autres filles, appuyées contre le mur dans leurs vêtements trempés. « Et vous aut’ aussi, vous avez eu vot’ compte pour la journée. Sortez d’la chambre, laissez vot’ maman dormir, sortez et allez vous sécher près du feu. J’vais vous préparer à dîner, dame oui. »
Mais grandpapa s’activait déjà dans la cuisine, et il rejeta l’idée même que maman mette la main à la pâte. L’instant suivant, elle ressortait avec le bébé et chassait les hommes afin de pouvoir le bercer en lui laissant son doigt à sucer.
Au bout d’un moment, la petite Peggy se dit qu’on ne remarquerait pas sa disparition ; aussi gravit-elle furtivement l’escalier jusqu’à l’échelle du grenier, puis l’échelle pour s’introduire dans le local sans lumière et qui sentait le renfermé. Les araignées ne la gênaient pas trop et les chats empêchaient la plupart du temps les souris de s’y aventurer, alors elle n’avait pas peur. Elle rampa tout droit à sa cachette secrète et en retira la boîte sculptée que lui avait donnée grandpapa, celle que selon lui son propre papa avait amenée d’Ulster quand il s’était installé dans les colonies. Elle était pleine de reliques enfantines – cailloux, bouts de ficelle, boutons – mais elle savait désormais qu’elles ne comptaient pas, comparées à la tâche qui l’attendait pour le restant de ses jours. Elle les sortit pour en faire un tas à part et souffla dans la boîte vide pour en chasser la poussière. Puis elle déposa la coiffe pliée à l’intérieur et referma le couvercle.
Elle savait que dans l’avenir elle ouvrirait cette boîte des dizaines et des dizaines de fois. Qu’elle entendrait ses appels, qu’elle serait réveillée dans son sommeil, arrachée à ses amis, privée de tous ses rêves. Tout ça parce qu’un bébé, le petit garçon au rez-de-chaussée, n’avait d’autre avenir que la mort par l’eau noire, à moins qu’elle, la petite Peggy, n’ait recours à cette coiffe pour écarter le danger, cette membrane qui l’avait déjà protégé dans le sein maternel.
Elle fut prise d’un accès de colère à l’idée de sa vie ainsi chamboulée. Pire que l’arrivée du forgeron dans le pays, pire que papa et sa baguette de noisetier qui cinglait les fesses, pire que maman quand elle faisait ses yeux méchants. Tout serait à jamais différent et ce n’était pas juste. Tout ça pour un bébé qu’elle n’avait pas invité, à qui elle n’avait pas demandé de venir… qu’est-ce qu’elle en avait à faire, des bébés ?
Elle tendit la main et ouvrit la boîte afin de prendre la coiffe et de la jeter dans un coin sombre du grenier. Mais même dans l’obscurité, elle vit un endroit où il faisait encore plus sombre : près de sa propre flamme de vie, où le néant de la rivière profonde et noire n’attendait que l’occasion de faire d’elle une meurtrière.
Pas moi, dit-elle à l’eau. Tu fais pas partie de moi.
Oh si, chuchota l’eau. Je suis partout en toi, tu te dessécherais et tu mourrais, sans moi.
C’est pas toi qui me commandes, toujours bien, répliqua-t-elle.
Elle rabattit le couvercle de la boîte et redescendit en se laissant glisser le long de l’échelle. Papa lui répétait toujours qu’elle se récolterait des échardes dans le derrière, à ce jeu-là. Pour une fois, il avait raison. Ça la piquait très fort. Alors elle se rendit en crabe dans la cuisine où se trouvait grandpapa. Il interrompit la préparation du repas le temps de lui retirer ses échardes.
« Mes yeux sont pas assez bons pour faire ça, Maggie, se plaignit-il.
— T’as des yeux d’aigle. Papa l’a dit. »
Grandpapa gloussa. « V’là aut’ chose.
— C’est quoi, pour le dîner ?
— Oh, tu vas l’aimer, c’dîner-là, Maggie. »
La petite Peggy plissa le nez. « Ça sent l’poulet.
— C’est vrai.
— J’aime pas la soupe au poulet.
— Pas d’la soupe, Maggie. Çui-là est rôti, sauf le cou et les ailes.
— Le poulet rôti aussi, j’déteste ça.
— Ton grandpapa a-t-y l’habitude de t’mentir ?
— Non.
— Alors tu frais mieux de m’croire si j’te dis que c’est un dîner au poulet qui t’fera plaisir. Tu vois pas de quelle façon un certain dîner au poulet pourrait t’faire plaisir ? »
La petite Peggy réfléchit… réfléchit… puis sourit. « La Reine sanglante ? »
Grandpapa cligna de l’œil. « J’ai toujours dit qu’c’était une poule bonne qu’à faire du ragoût. »
La petite Peggy le serra si fort qu’il manqua s’étrangler, puis ils rirent, longtemps.
Plus tard ce soir-là, bien après que la petite Peggy se fut mise au lit, on ramena le corps de Vigor, et papa, aidé de Conciliant, commença de lui fabriquer une caisse. Alvin Miller avait à peine l’air vivant, même quand Aliénor lui montra le bébé. Jusqu’à ce qu’elle annonce : « La p’tite fille, la torche… elle dit que l’bébé est l’septième fils d’un septième fils. »
Alvin regarda autour de lui en quête d’une confirmation.
« Oh, vous pouvez lui faire confiance », dit maman.
Des larmes montèrent aussitôt aux yeux d’Alvin. « Mon gars a tenu bon, fit-il. Dans l’eau, là-bas, il a tenu bon l’temps qu’y fallait.
— Il savait qu’c’était important pour toi », dit Aliénor.
Alvin tendit alors les bras et prit le bébé ; il le serra contre lui et pencha la tête pour le regarder dans les yeux. « Personne lui a encore donné d’nom, hein ? demanda-t-il.
— ’videmment, tiens, fit Aliénor. C’est maman qu’a choisi pour tous les autres garçons, mais t’as toujours dit que l’septième fils porterait…
— … mon nom à moi. Alvin. Septième fils d’un septième fils, le même nom qu’son père. Alvin junior. » Il regarda autour de lui puis se tourna dans la direction de la rivière, très loin dans la forêt plongée dans la nuit. « T’entends ça, la Hatrack ? Son nom, c’est Alvin, et tu l’as pas tué, en fin d’compte. »