Jean-Christophe Grangé
Le Serment des Limbes
2007
ROMAN
I
MATHIEU
1
— NI LA VIE, NI LA MORT.
Éric Svendsen avait le goût des formules et je le haïssais pour ça. En tout cas aujourd’hui. Pour moi, un médecin légiste devait s’en tenir à un rapport technique, net et précis — et basta. Mais le Suédois ne pouvait s’en empêcher : il déclamait ses phrases, ciselait ses tournures...
— Luc se réveillera tout à l’heure, continua-t-il. Ou jamais. Son corps fonctionne, mais son esprit est au point mort. En suspens entre deux mondes.
J’étais assis dans le hall du service de Réanimation. Svendsen se tenait debout, à contre-jour. Je demandai :
— Ça s’est passé où au juste ?
— Dans sa maison de campagne, près de Chartres.
— Pourquoi a-t-il été transféré ici ?
— Les types de Chartres n’étaient pas équipés pour le garder en réa.
— Mais pourquoi ici, à l’Hôtel-Dieu ?
— Ils ont cru bien faire. Après tout, l’Hôtel-Dieu, c’est l’hosto des flics.
Je me rencognai dans mon siège. Un nageur olympique prêt à plonger. Les odeurs d’antiseptique, provenant de la double porte fermée, se mêlaient à la chaleur et me collaient la nausée. Les questions se bousculaient dans ma tête :
— Qui l’a découvert ?
— Le jardinier. Il a repéré le corps dans la rivière, près de la maison. Il l’a repêché in extremis. Il était huit heures du mat’. Par chance, le Samu n’était pas loin. Ils sont arrivés juste à temps.
J’imaginai la scène. La maison de Vernay, la pelouse ouverte sur les champs, la rivière enfouie sous les herbes, marquant la frontière avec les sous-bois. J’avais passé là-bas tant de week-ends... Je prononçai le mot interdit :
— Qui a parlé de suicide ?
— Les gars du Samu. Ils ont rédigé un rapport.
— Pourquoi pas un accident ?
— Le corps était lesté. Je levai les yeux. Svendsen ouvrit ses mains, en signe de consternation. Sa silhouette semblait découpée dans du papier noir. Corps filiforme et chevelure crépue, ronde comme une boule de gui.
— Luc portait à la taille des morceaux de parpaings, fixés avec du fil de fer. Une espèce de ceinture de plongée.
— Pourquoi pas un meurtre ?
— Déconne pas, Mat. On aurait retrouvé son corps avec trois balles dans le buffet. Là, aucune trace de violences. Il a plongé, et on doit l’accepter.
Je songeai à Virginia Woolf, qui avait rempli ses poches de pierres avant de se laisser couler dans une rivière du Sussex, en Angleterre. Svendsen avait raison. Le lieu même de l’acte était un aveu. N’importe quel flic se serait tiré une balle dans la tempe, à la Brigade, en utilisant son arme de service. Luc avait le sens du cérémonial — et des lieux sacrés. Vernay, cette ferme qu’il s’était saigné à payer, restaurer, aménager. Un sanctuaire parfait.
Le légiste posa sa main sur mon épaule.
— Ce n’est pas le premier flic qui met fin à ses jours. Vous vous tenez tous au bord de l’abîme et...
Encore des phrases : je n’écoutais plus. Je songeais aux statistiques. L’année précédente, près de cent flics s’étaient flingués en France. De nos jours, le suicide devenait une manière comme une autre d’achever sa carrière.
L’obscurité du couloir me parut s’approfondir. Odeurs d’éther, chaleur étouffante. Depuis combien de temps n’avais-je pas parlé avec Luc ? Combien de mois avaient passé sans le moindre échange ? Je regardai Svendsen :
— Et toi, qu’est-ce que tu fous là ?
Il eut un mouvement d’épaules :
— On m’a apporté un macchabée, à la Râpée. Un casseur qui a eu une attaque, en plein cambriolage. Les gars qui me l’ont amené revenaient de l’Hôtel-Dieu. Ils m’ont parlé de Luc. J’ai tout lâché pour venir. Après tout, mes clients peuvent attendre.
En écho à ses paroles, j’entendis la voix de Foucault, mon premier de groupe, qui m’avait téléphoné une heure plus tôt : « Luc s’est foutu en l’air ! » La migraine montait sous mon crâne.
J’observai mieux Svendsen. Sans blouse blanche, il ne paraissait pas tout à fait réel. Mais c’était bien lui : petit nez crochu et fines lunettes, façon lorgnons. Un médecin des morts au chevet de Luc... Il allait lui porter la poisse.
La double porte du service s’ouvrit. Un médecin trapu, chiffonné dans sa blouse verte, apparut. Je le reconnus aussitôt : Christophe Bourgeois, anesthésiste-réanimateur. Deux ans auparavant, il avait tenté de sauver un proxénète aux tendances schizoïdes, qui avait tiré dans le tas lors d’une rafle dans le dix-huitième arrondissement, rue Custine. Il avait abattu deux agents avant qu’une balle de 45 ne lui traverse la moelle épinière — la balle m’appartenait.
Je me levai et marchai à sa rencontre. Il fronça les sourcils :
— On se connaît, non ?
— Mathieu Durey, commandant à la Crime. L’affaire Benzani, en mars 2000. Un malfrat abattu par balle, décédé ici. On s’est revus au tribunal de Créteil, l’année dernière, pour le procès par contumace.
L’homme fit un mouvement qui disait : « J’en vois tellement... » Il avait les cheveux drus et blancs. Des cheveux qui n’étaient pas synonymes de vieillesse mais de vitalité et de séduction. Il lança un coup d’œil vers le service de Réanimation :
— Vous êtes là pour le policier dans le coma ?
— Luc Soubeyras est mon meilleur ami.
Il grimaça, comme si on lui annonçait un ennui supplémentaire.
— Il va s’en tirer ?
Le médecin dénouait l’attache de sa blouse dans son dos.
— C’est déjà un miracle que son cœur soit reparti, souffla-t-il. Quand on l’a repêché, il était mort.
— Vous voulez dire...
— Mort clinique. Si l’eau n’avait pas été si froide, il n’y aurait rien eu à faire. Mais l’organisme s’est mis en hypothermie, ralentissant l’irrigation du corps. Les gars de Chartres ont eu une présence d’esprit incroyable. Ils ont tenté l’impossible, en réchauffant son sang. Et l’impossible a marché. Une vraie résurrection.
— Comment ?
Svendsen, qui s’était rapproché, intervint :
— Je t’expliquerai.
Je le fusillai du regard. Le médecin regarda sa montre :
— Je n’ai pas vraiment le temps, là.
Ma colère explosa :
— Mon meilleur ami est en train d’agoniser à côté. Alors, je vous écoute !
— Excusez-moi, fit le toubib avec un sourire. Pour l’instant, le diagnostic n’est pas complet. On pratique des tests pour évaluer la profondeur de son coma.
— Physiquement, comment va-t-il ?
— La vie a repris son cours, mais on ne peut absolument rien faire pour le réveiller... Et s’il se réveille, on ne sait pas dans quel état il sera. Tout dépend des lésions cérébrales. Votre ami a traversé la mort, vous comprenez ? Son cerveau est resté sans oxygène, ce qui a sans aucun doute provoqué des dégâts.
— Il existe plusieurs types de comas, non ?
— Plusieurs, oui. L’état végétatif, où le patient réagit à certains stimuli, et le vrai coma, l’isolement total. Votre ami a l’air de se tenir en équilibre entre les deux. Mais il faudrait que vous voyiez Eric Thuillier, le neurologue. (Je notai le nom dans mon carnet.) C’est lui qui dirige actuellement les tests. Prenez rendez-vous pour demain.