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Sa voix était calme, déterminée. Au fond de moi, quelque chose s’effondrait au contraire. Saint Jean, encore une fois : « Nous savons que nous sommes nés de Dieu, mais le monde tout entier gît sous l’empire du Mauvais. » Je fermai les yeux et nous revis, Luc et moi, adossés aux colonnes de l’abbaye de Saint-Michel-de-Sèze. Nous allions changer l’Eglise, changer le monde...

— Joyeux Noël, Mat.

Quand j’ouvris les paupières, le confessionnal était vide.

L’onde de choc dura des mois.

Au séminaire, le cœur n’y était plus. Les sacrements, la liturgie, la prière, l’administration, la confession... J’écoutais sans entendre, je répétais les gestes sans volonté. Sur Radio Vatican, les nouvelles de la Yougoslavie me parvenaient. À chaque massacre, à chaque horreur, je priais, ou jeûnais. Je me dégoûtais moi-même. Un planqué. Un petit-bourgeois de la foi.

Je ne cessais de penser à Luc. Comment cet intellectuel, ce fou de théologie, pouvait-il devenir simple flic ? Je n’avais aucune réponse. Mais ses sarcasmes ne quittaient plus mes tympans. Chaque jour, je croyais un peu moins à ma mission. Ma formation me paraissait stérile. Et tellement confortable ! J’avais choisi l’ascèse mais je vivais comme un pacha. Nourri, logé, protégé, priant tranquillement et me consacrant à ce que j’aimais le plus : les livres.

Je visualisai ma carrière. Je ne serais jamais un curé de campagne. Au terme de mon séminaire et de ma thèse, je resterais à Rome et intégrerais l’université grégorienne ou l’Académie pontificale — l’ENA ecclésiastique. Après quelques postes dans des nonciatures européennes, je gravirais les échelons au sein de la théocratie jusqu’à accéder aux plus prestigieux degrés de la Curie romaine. Une vraie « situation », sous le signe de l’aisance, du pouvoir. Tout ce que j’avais haï chez mes parents me rattrapait maintenant, sous une autre forme.

Je révélai mes doutes à mes pères supérieurs. Je ne récoltai que des réponses académiques, l’habituelle langue de bois des religieux, baume insipide posé sur les tourments de l’âme. Le 29 juin 1992, le jour même de l’intromission des futurs prêtres « dans le corps de la sainte Église catholique, apostolique et romaine », je rendis ma soutane.

Luc se trompait, je n’étais pas dans un hôpital de bien-portants.

J’étais dans un cimetière.

Tout le monde ici était mort.

Y compris moi.

Je rentrai à Paris et fonçai à l’archevêché de Paris. La liste des organisations humanitaires religieuses était longue. Je m’arrêtai sur la première qui initiait des missions dans le continent que je m’étais choisi : l’Afrique. « Terres d’espoir », une association de franciscains belges qui acceptait dans ses rangs des travailleurs laïques, me parut parfaite. C’était le groupe qui s’enfonçait le plus loin dans les territoires à risques.

Début 1993, j’embarquai pour ma première aventure.

Le Rwanda, un an avant le génocide.

Les panneaux de sortie de l’autoroute m’arrachèrent, in extremis, à mes souvenirs. Je m’enfonçai dans le tunnel de la porte d’Orléans, songeant encore à Luc et à nos destins décalés. Il avait toujours eu un temps d’avance sur moi. À cette pensée, je frissonnai. Jamais je ne le suivrais sur la route du suicide. Mais je devais maintenant admettre cet acte — et en trouver la raison. Il s’était passé quelque chose. Un événement inconcevable, qui avait expulsé Luc de son propre destin.

Je devais faire la lumière sur sa décision.

À cette seule condition, il reviendrait à la conscience.

9

BUREAU. PAPERASSES. Post-it. Je fermai ma porte puis ouvris un nouveau paquet de cigarettes, fumer peut nuire aux spermatozoïdes et réduit la fertilité. Ces avertissements avaient le don de m’énerver. Je songeai à ce qu’avait écrit Antonin Artaud, à propos des drogues : « Peu importent les moyens de la perte : ça ne regarde pas la société. »

Je jetai un coup d’œil aux vignettes jaunes collées sur les liasses. « 11 h : appeler Dumayet », « Midi : Dumayet », et encore : « 14 h : Dumayet. urgent ! » Nathalie Dumayet, commissaire divisionnaire et chef de section à la Brigade Criminelle, était la responsable des groupes d’enquête du 36. Je regardai ma montre : à peine 15 heures. Trop tôt pour boire le thé avec le dragon.

J’ôtai mon imper et feuilletai les documents. Je n’y trouvai pas ce que j’espérais. J’écoutai mes messages sur mon cellulaire puis sur ma ligne fixe : rien non plus. J’appelai Malaspey.

— T’as pas rappelé, attaquai-je. Tu as avancé sur les Tsiganes ?

— Je sors de la fac de Nanterre. Je viens de parler à un professeur de romani, leur langue. T’avais raison. Le coup des chaussures, c’est du Rom tout craché. D’après mon mec, notre client aurait pu retirer les godasses de sa victime pour éviter que son fantôme ne le poursuive. Un truc de gitan.

— O.K. Tu lances une recherche au fichier PJ. Tu retiens tous les manouches qui montent aux braquages ces derniers temps dans le 94.

— Déjà fait. On bosse aussi avec le commissariat central de Créteil. Sur les communautés du coin.

— Tu es où, là ?

— Sur les quais. J’arrive à la boîte.

Je posai le médaillon de Saint-Michel Archange sur mes dossiers :

— Passe me voir avant de te lancer dans ton PV. J’ai quelque chose pour toi.

Je raccrochai et convoquai Foucault. Le temps que je passe en revue les délits de la nuit, on frappait à ma porte. Mon premier de groupe ressemblait à une petite frappe, tendance joyeuse. Cheveux bouclés, épaules étroites, serrées dans un Bomber, sourire éclatant. Foucault était le portrait craché de Roger Daltrey, le chanteur des Who, à l’époque de Woodstock.

Mon adjoint l’attaqua sinistre, voulant évoquer la catastrophe de Luc. D’un geste, je l’arrêtai.

— Il faut que tu m’aides. Un truc particulier.

— Quel genre ?

— Je veux que tu sondes les gars de Luc. Quelles affaires ils avaient sur le feu.

Il hocha la tête mais ses yeux trahissaient le scepticisme :

— Ça va être chaud.

— Invite-les à bouffer. Fais-les boire. Joue-la complice.

— Ben voyons.

J’avais eu hier, avec Doudou, un échantillon de la bonne volonté de l’équipe. Je repris :

— Ecoute. Personne ne connaît Luc comme je le connais. Son geste a une raison extérieure. Un truc inexplicable, qui lui est tombé dessus, qui n’a rien à voir avec une dépression ou un coup de cafard.

— Un truc comme quoi ?

— Aucune idée. Mais je veux savoir s’il ne travaillait pas sur un dossier particulier.

— O.K. C’est tout ?

— Non. Ratisse sa vie personnelle. Comptes en banque, crédits, feuilles d’impôt. La totale. Récupère ses factures de téléphone : portable, bureau, domicile. Tous ses appels, depuis trois mois.

— T’es sûr de ton coup ?

— Je veux être certain que Luc n’avait pas de secret. Une double vie ou je ne sais quoi.

— Une double vie, Luc ?

Mains dans les poches de son blouson, Foucault paraissait effaré.

— Contacte aussi le Centre d’Évaluation psychologique de la PJ. Un dossier sur Luc doit exister quelque part. Bien sûr : tu agis le plus discrètement possible.