— Où ? demanda-t-elle sur un ton ironique.
— Je ne sais pas, admis-je en reculant mon siège. Pas encore. Mais il existe un mobile réel à ce suicide. Un truc extravagant que je veux découvrir.
Lentement, elle fit pivoter son fauteuil. Dans un mouvement sensuel, elle étendit ses jambes et posa ses talons hauts sur le radiateur.
— Il n’y a pas de meurtre, pas d’instruction. Tout cela ne concerne pas notre Brigade. Et vous n’êtes pas l’homme de la situation.
— Luc est comme un frère pour moi.
— C’est exactement ce que je dis. Vous êtes à vif.
— Je dois prendre des vacances ou quoi ?
Elle ne m’avait jamais paru aussi dure, aussi indifférente :
— Deux jours. Pendant quarante-huit heures, vous lâchez tout le reste et vous vous faites une idée. Après ça, vous retournez au turbin.
— Merci.
Je me levai et rejoignis la porte. Au moment où je tournais la poignée, elle dit :
— Une dernière chose, Durey. Vous n’avez pas le monopole de la tristesse. Moi aussi j’ai bien connu Soubeyras, quand il était chez nous.
La réflexion n’appelait pas de réponse. Mais, mû par une intuition, je lançai un regard par-dessus mon épaule. J’obtins la certitude, une nouvelle fois, que je ne comprendrais jamais rien aux femmes.
Nathalie Dumayet, la femme qui dirigeait la Crime d’une main de quartz, la flic qui avait arraché des aveux aux terroristes du GIA et démantelé la filière de l’héroïne afghane, pleurait en silence, le visage baissé.
10
LES LIMBES.
Le mot me vint à l’esprit quand je franchis les portes du service de Réanimation. Les limbes. Là où les âmes des Justes de l’Ancien Testament se trouvent enfermées, avant que Jésus ne vienne les délivrer. L’espace mystérieux où séjournent les enfants disparus avant d’avoir été baptisés. Un milieu indéfini, sombre, étouffant, où on attend la résolution de son sort. « Ni la vie, ni la mort », avait dit Svendsen.
Vêtu d’une blouse nouée dans le dos, portant un bonnet et des chaussons de papier, je remontai le couloir obscur. À gauche, un bureau d’infirmière, éclairé par une veilleuse. À droite, une paroi vitrée, séparée en cellules. Seuls, les déclics des respirateurs artificiels, les bips des Physioguard résonnaient dans les ténèbres.
Je songeai à la citation de Dante, dans le IVe Chant consacré aux Enfers :
... En vérité je me trouvais sur le rebord
de la vallée d’abîme douloureuse
qui accueille un fracas de plaintes infinies.
Elle était noire, profonde et embrumée ;
En fixant mon regard jusqu’au fond,
Je ne pouvais rien y discerner...
Numéro 18.
La chambre de Luc.
Il était attaché par des sangles sur un lit relevé à trente degrés. Des tuyaux translucides serpentaient autour de lui. Une sonde pénétrait par une narine, une autre par la bouche, reliée à un soufflet noir qui s’ouvrait et se fermait dans un claquement. Une perfusion dans son cou, une autre dans son avant-bras. Une pince, serrée sur un de ses doigts, brillait comme un rubis. À droite, un écran noir, traversé de sillons verts. Au-dessus du lit, des poches transparentes — les liquides perfusés.
Je m’approchai. Il faut, paraît-il, parler aux gens dans le coma. J’ouvris la bouche mais rien ne vint. Restait la prière. Je m’agenouillai et fis le signe de croix. Je fermai les yeux et murmurai, front baissé. « J’espère en toi, mon Dieu, Père, Fils et Saint-Esprit... »
Je m’arrêtai. Impossible de me concentrer. Ma place n’était pas ici. Ma place était dans la rue, à chercher la vérité. Je me remis debout, une certitude au cœur : je pouvais le réveiller. Je pouvais le sauver. À condition de trouver la raison de son acte. Ma propre lumière l’arracherait à ces limbes !
Dans le hall du service, j’abordai une secrétaire et lui demandai d’appeler le Dr Éric Thuillier — le neurologue que l’anesthésiste m’avait conseillé de voir, la veille.
On me fit patienter quelques minutes puis le médecin apparut. La quarantaine, une allure studieuse. Chemise Oxford, pull ras du cou, pantalon de velours côtelé, trop court et chiffonné. Ses cheveux en épis lui donnaient un air négligé que ses lunettes d’écaille démentaient.
— Docteur Thuillier ?
— C’est moi.
— Commandant Mathieu Durey. Brigade Criminelle. Je suis un proche de Luc Soubeyras.
— Votre ami a eu beaucoup de chance.
— Vous avez quelques minutes pour qu’on en parle ?
— Je dois me rendre à un autre étage. Venez avec moi.
Je le suivis dans un long couloir. Thuillier commença son exposé et ne m’apprit rien de neuf. Je l’interrompis :
— A-t-il des chances de se réveiller ?
— Je ne peux pas me prononcer. Son coma est profond. Mais j’ai vu pire. Chaque année, plus de deux cent mille personnes sombrent dans le coma. Seules 35 % d’entre elles en sortent indemnes.
— Et les autres ?
— Mortes. Infections. Légumes.
— On m’a dit qu’il était resté près de vingt minutes sans vie.
— Votre ami souffre d’un coma anoxique, provoqué par un arrêt respiratoire. Il est évident que son cerveau n’a pas été oxygéné pendant un moment. Mais combien de temps exactement ? Des milliards de neurones ont sans doute été détruits, notamment dans la région du cortex cérébral, qui conditionne les fonctions cognitives.
— Concrètement, qu’est-ce que ça veut dire ?
— Si votre ami se réveille, il aura forcément des séquelles. Peut-être légères, peut-être graves.
Je me sentis blêmir. Je changeai de cap :
— Et nous ? Je veux dire : l’entourage. On peut faire quelque chose ?
— Vous pouvez vous charger de certains soins. Le masser, par exemple. Ou lui passer des baumes, pour empêcher l’assèchement de la peau. Ce sont des moments de partage.
— Doit-on lui parler ? On dit que ça peut jouer un rôle.
— Honnêtement, je n’en sais rien. Personne n’en sait rien. Selon mes tests, Luc réagit à quelques stimuli. On appelle ça des « manifestations de conscience résiduelle ». Alors pourquoi pas ? Peut-être qu’une voix familière lui ferait du bien. Parler au patient peut aider aussi celui qui parle.
— Vous avez rencontré sa femme ?
— Je lui ai dit la même chose qu’à vous.
— Comment vous a-t-elle paru ?
— Secouée. Et aussi, comment dire... un peu butée. La situation est tragique. Il n’y a pas d’autre choix que de l’accepter.
Il poussa une porte et descendit l’escalier. Je le suivis encore. Il me lança par-dessus son épaule :
— Je voulais vous demander. Votre ami, il ne suivait pas un traitement ? Des injections ?
C’était la deuxième fois qu’on me posait la question.
— Vous me demandez ça à cause des traces de piqûres ?
— Vous connaissez leur origine ?
— Non. Mais je peux vous certifier qu’il ne se droguait pas.
— Très bien.
— Cela changerait quelque chose ?