Je lus. L’audition de Manon, recueillie à Lausanne, deux jours après la découverte du corps de sa mère, le 29 juin 2002. D’autres témoignages, collectés par la juge dans la ville suisse. Le recteur de l’université de Lausanne. Les voisins de Manon, les commerçants de son quartier... Il y avait bien un trou dans l’emploi du temps de Manon mais l’absence d’alibi n’a jamais fait un coupable. Quant à sa formation universitaire, ce n’était qu’une présomption de plus.
Je fermai mon ordinateur, rasséréné. Même si la rouquine s’amusait encore à interroger Manon à Paris, elle n’obtiendrait rien de plus qu’à Lausanne. Et le témoignage de Luc ne changerait pas la donne.
5 h 30 du matin.
Je m’étirai et me levai, en direction de la salle de bains. À cet instant, un bruissement s’échappa de la chambre. Je m’approchai et souris. À travers le clapotis de l’averse, Manon parlait dans son sommeil. Un chuchotement léger, un babil de princesse endormie...
Je tendis encore l’oreille et d’un coup, un étau d’acier crispa mon cœur.
Manon ne parlait pas français.
Elle parlait latin.
Je dus m’accrocher au châssis pour ne pas hurler.
Le murmure me vrillait le crâne :
— Lex est quod facimus... lex est quod facimus... lex est quod facimus... lex est quod facimus...
Manon répétait la litanie du Serment des Limbes.
Comme Agostina.
Comme Luc.
Comme tous les Sans-Lumière !
Mon édifice s’écroulait encore une fois. Mes théories, mes hypothèses, mes tentatives pour innocenter Manon — et inventer, coûte que coûte, un autre tueur.
Dos au mur, je me laissai tomber sur le cul. La tête entre les bras, je me mis à chialer comme un môme. Le désespoir me submergeait. Luc avait raison. Manon avait bien subi une NDE négative. Elle abritait ce souvenir maléfique au fond d’elle, comme un noyau d’infection. De là à conclure qu’elle avait tué sa mère...
Je me redressai. Non. C’était trop facile. Je pouvais encore défendre ma théorie. Si Manon avait été conditionnée par le Visiteur des Limbes, des fragments de l’expérience pouvaient lui échapper dans son sommeil : cela ne prouvait pas sa culpabilité. C’était lui, le démiurge, le tueur de l’ombre, qui avait sacrifié Sylvie Simonis et endoctriné Manon à son insu !
Je me relevai et essuyai mes yeux.
Identifier le Visiteur.
Le seul moyen de sauver Manon.
D’elle-même et des autres.
106
8 h 30, vendredi 15 novembre.
Pas fermé l’œil de la nuit.
Manon s’était levée à 7 heures. Je lui avais préparé un petit déjeuner — croissants et pains au chocolat, achetés chez le boulanger — puis j’avais passé une demi-heure à la rassurer sur la tournure des événements. Manon n’était pas convaincue. Sans compter qu’elle devenait claustrophobe dans mon appartement. Je l’avais embrassée, sans une allusion à ses paroles de la nuit, et lui avais promis de repasser à l’heure du déjeuner.
J’étais maintenant rue Dante, sur la rive gauche, juste en face de la cathédrale Notre-Dame. À quelques mètres du square de la veille. Je me garai en double file, devant mon adresse.
L’Apsara est un salon de thé, mi-indien, mi-indonésien. J’y donnais rendez-vous à mes flics quand une réunion secrète s’imposait — personne n’aurait eu l’idée de chercher des gars de la Crime dans un lieu où on ne pouvait boire que du thé parfumé au gingembre et du lassi à la mangue.
Le salon était fermé. C’était une tolérance de la part du patron de nous recevoir si tôt. La décoration évoquait l’intérieur d’une feuille de palme : tentures émeraude, nappes Véronèse, serviettes en papier vert d’eau. Tout le mobilier était en osier.
La planque parfaite.
Seul problème : il était interdit d’y fumer.
J’étais le premier. Je fermai mon portable et commandai un thé noir. Sirotant mon Keemun, je ressassai ma stratégie d’urgence. Il était temps de mettre au parfum mes hommes, dans le détail. J’avais déjà perdu un temps inouï — une semaine, jour pour jour, depuis mon retour de Pologne. Il fallait maintenant leur expliquer toute l’affaire et leur assigner des missions précises pour les deux jours à venir. Ce n’était pas possible qu’on ne décroche pas un indice, un seul, sur le Visiteur des Limbes !
Foucault, Meyer et Malaspey arrivèrent, fragilisant le décor par leur seule présence. À voir leurs carrures, manches de cuir et revers de parka, on craignait pour les sculptures de porcelaine et autres délicats bibelots du restaurant.
Dès qu’ils furent assis, j’attaquai mon exposé.
Chapitre un : le meurtre de Massine Larfaoui. Chapitre deux : l’affaire Sylvie Simonis, dans le Jura. Chapitre trois : les autres meurtres selon le même rituel, puis je parlai des « Near Death Expériences », des Sans-Lumière... Je leur livrai, clés en main, l’étage métaphysique de l’affaire : l’expérience négative, l’intervention du diable, le Serment des Limbes.
Mes gars ouvraient des yeux ronds.
Enfin, j’exposai mon hypothèse rationnelle. Un homme, et un seul, derrière le cauchemar. Un dément qui se prenait pour Satan, créant ses propres Sans-Lumière et les vengeant à coups d’acides et d’insectes.
Je laissai reposer les informations dans les esprits, puis repris :
— En résumé, je cherche un tueur unique. Et je suis certain que le mec vit dans le Jura. C’est lui qui a dessoudé Sylvie Simonis, Salvatore, le mari d’Agostina Gedda, et le père de Raïmo Rihiimäki. C’est lui qui conditionne les miraculés, leur inculquant des souvenirs sataniques. Plus ça va, plus je pense qu’il s’agit d’un médecin, disposant de solides connaissances dans d’autres domaines : chimie, botanique, entomologie, anesthésie. À mon avis, il a vécu en Afrique centrale. Il a le moyen de connaître les cas spectaculaires de réanimés et de se retrouver à leur chevet. Et il peut se glisser incognito dans un hôpital.
Après un temps, je lâchai un autre scoop :
— Je pense que c’est lui aussi qui a manipulé la mémoire de Luc, à son réveil du coma.
Nouveau silence. Personne n’avait touché à sa tasse de terre cuite. C’était l’affaire la plus dingue que chacun de nous ait jamais croisée. Enfin, Foucault prit la parole, se trémoussant sur son siège :
— Qu’est-ce qu’on peut faire ?
— On reprend l’enquête à zéro, en se concentrant sur les faits concrets.
— J’ai ratissé ta vallée, Mat. Tes histoires de scarabée et de...
— Il faut recommencer. Le mec est là, j’en suis certain. (Je me tournai vers Meyer.) Toi, tu grattes à nouveau sur les insectes, le lichen, les Africains du Jura. Foucault t’expliquera. J’ai la conviction qu’un fait, un nom, sortira en croisant ces données. Ce n’est pas possible autrement.
Je passai à Malaspey :
— Toi, tu suis la filière Larfaoui. Tu te concentres sur la drogue africaine, l’iboga noir, très difficile à trouver. Un produit que le Kabyle vendait à quelques initiés. J’ai un dossier là-dessus, que je t’ai apporté. Essaie de voir s’il existe d’autres réseaux pour se procurer la défonce. Mon tueur en cherche, j’en suis sûr, pour ses expériences. Il va contacter d’autres dealers.