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— Venez. Allons dans un bureau.

Le barrage de sécurité puis, sur la droite, un couloir ponctué de portes. Salle de réunion. Table blanche, sièges en rangs, murs beiges. Un terrain neutre.

— Vous connaissez la loi aussi bien que moi, dit-elle en fermant la porte. Ne vous couvrez pas de ridicule.

— Vous n’avez rien contre elle !

— Je veux simplement l’interroger. Je n’étais pas certaine qu’elle accepte de venir sans mesure coercitive.

— Témoigner sur quoi, bon sang ?

— Sa propre expérience. Je veux fouiller encore ses souvenirs.

Je marchai le long des sièges sans m’asseoir, à vif.

— Elle ne se rappelle rien. Elle l’a dit et répété. Putain, vous êtes bouchée ou quoi ?

— Calmez-vous. Il faut que je sois sûre qu’elle n’a pas vécu d’expérience similaire à celle de Luc, vous comprenez ? Il y a du nouveau.

— Du nouveau ?

— J’ai vu Luc Soubeyras hier soir. Son état empire.

Je blêmis :

— Qu’est-ce qui s’est passé encore ?

— Une sorte de crise. Il a voulu me parler, en urgence.

— Comment était-il ?

— Allez le voir. Je ne peux pas décrire ce que j’ai vu.

Je frappai la table des deux mains :

— Vous appelez ça du nouveau ? Un homme en plein délire ?

— Ce délire même est un fait. Luc prétend que Manon Simonis a subi le même traumatisme. Il dit qu’elle est, disons, sous l’emprise de cette expérience ancienne. Un choc qui pourrait avoir libéré en elle des instincts meurtriers.

— Et vous croyez à ces conneries ?

— J’ai un cadavre sur le dos, Mathieu. Je veux interroger Manon.

— Vous pensez qu’elle est folle ?

— Je dois m’assurer qu’elle est tout à fait... maîtresse d’elle-même.

Je compris une autre vérité. Je levai les yeux vers le plafond :

— Il y a un psychiatre là-haut ?

— J’ai saisi un expert, oui. Manon le verra, après que je l’aurai auditionnée.

Je m’écroulai sur un siège :

— Elle ne tiendra pas le coup. Putain, vous ne vous rendez pas compte...

Corine Magnan s’approcha. Sa main effleurait la table de réunion, au-dessus de la rangée de chaises :

— Nous travaillons en douceur. Je ne peux exclure qu’une clé de l’affaire se trouve dans cette zone noire de son esprit.

Je ne répondis pas. Je songeai aux paroles prononcées par Manon en latin, quelques heures auparavant. « Lex est quod facimus... » Moi-même, je n’étais sûr de rien.

Corine Magnan s’assit en face de moi :

— Je vais vous faire une confidence, Mathieu. Dans cette affaire, j’avance sans biscuit. Et je crée le mouvement en marchant. Je ne dois négliger aucune hypothèse.

— Manon possédée : ce n’est pas une hypothèse, c’est n’importe quoi.

— Toute l’affaire Simonis est hors norme. La méthode du meurtre. La personnalité de Sylvie, une fanatique de Dieu, soupçonnée d’infanticide. Sa fille, victime d’un assassinat, traversant la mort et ne se souvenant de rien. Le fait que le meurtre qui nous occupe soit la copie conforme d’autres assassinats, tout aussi sophistiqués. Et maintenant Luc Soubeyras qui se plonge volontairement dans le coma jusqu’à perdre la raison !

— Il est si mal en point ?

— Allez le voir.

J’observai son visage de près — ces éclaboussures de son qui me rappelaient Luc. Cette peau laiteuse, sèche, minérale, qui abritait une espèce de douceur neutre, et aussi un mystère. Magnan n’était pas si antipathique — seulement perdue dans son dossier. Je changeai de ton :

— L’interrogatoire : combien de temps ça va durer ?

— Quelques heures. Pas plus. Ensuite, elle verra le psychiatre. En fin d’après-midi, elle sera libre.

— Vous n’allez pas utiliser l’hypnose ou je ne sais quoi ?

— Le dossier est suffisamment bizarre. N’en rajoutons pas.

Je me levai et me dirigeai vers la porte, les épaules basses. La magistrate me guida jusqu’au hall. Là, elle se tourna et me serra le bras amicalement :

— Dès que nous avons fini, je vous appelle.

Lorsque je poussai les portes vitrées du dehors, un trait de lumière me transperça le cœur. J’abandonnais celle que j’aimais. Et je ne savais même pas qui elle était au juste.

Aussitôt, ma résolution vint me serrer la gorge.

Je devais faire vite.

Trouver, coûte que coûte, le Visiteur des Limbes.

Mais d’abord, j’avais une petite visite à effectuer.

Midi quinze.

Je me donnais une heure, pas une seconde de plus, pour ce détour.

108

— NOUS AVONS EU un problème.

— Quel problème ?

— Luc est maintenant en HO. Hospitalisation d’Office. Il est devenu dangereux.

— Pour qui ?

— Pour lui-même. Pour les autres. Nous le gardons en cellule d’isolement.

Pascal Zucca n’était plus rouge, mais blanc. Et très loin de la décontraction de notre rencontre de la veille. Une tension couvait sous son expression figée. Je répétai :

— Qu’est-ce qui s’est passé ?

— Luc a eu une crise. Très violente.

— Il a frappé quelqu’un ?

— Pas quelqu’un. Il a détruit du matériel sanitaire. Il a arraché un lavabo.

— Un lavabo ?

— Nous avons l’habitude de ce genre de prouesses.

Il sortit une cigarette de sa poche — une Marlboro Light. Je fis claquer mon Zippo. Après une bouffée, il murmura :

— Je ne m’attendais pas à une progression aussi... rapide.

— Il ne peut y avoir simulation ?

— Si c’en est une, c’est bien imité.

— Je peux le voir ?

— Bien sûr.

— Pourquoi : « bien sûr » ?

— Parce que c’est lui qui veut vous voir. C’est pour ça qu’il a tout pété dans sa cellule. Il a d’abord parlé à la magistrate puis il a exigé que vous veniez. Je n’ai pas voulu céder à son nouveau chantage. Résultat, il a tout cassé.

Nous reprîmes le chemin aux hublots, sans un mot. Zucca marchait d’une manière mécanique, qui n’avait rien à voir avec le coureur délié de la veille. Il me fit pénétrer dans une salle de consultation. Un bureau, un lit, des armoires à pharmacie. Zucca releva le store d’une fenêtre intérieure qui s’ouvrait sur une autre pièce.

— Il est là.

Je plongeai mon regard entre les lamelles. Luc était nu, assis par terre, enveloppé dans une couverture blanche et épaisse qui rappelait un kimono de judo. Dans la cellule, il n’y avait rien. Pas de mobilier. Pas de fenêtre. Pas de poignée de porte. Les murs, les plafonds, le sol étaient blancs, et n’offraient aucune prise.

— Pour l’instant, il est calme, commenta Zucca. Il est sous Haldol, un antipsychotique qui lui permet, a priori, de séparer la réalité de son délire. Nous lui avons injecté aussi un sédatif. Les chiffres ne vous diraient rien, mais nous en sommes arrivés à des doses impressionnantes. Je ne comprends pas. Une telle dégradation, en si peu de temps...

J’observai mon meilleur ami à travers la vitre. Il était prostré sous sa couverture, immobile. Sa peau glabre, son crâne rasé, son visage absent, dans cet espace absolument vide. On aurait dit une performance d’art contemporain. Une œuvre nihiliste.