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— Il pourra me comprendre ?

— Je pense, oui. Il n’a pas desserré les dents depuis ce matin. Je vais vous ouvrir.

Nous sortîmes de la salle. Alors qu’il glissait la clé dans la porte, je demandai :

— Il est vraiment dangereux ?

— Plus maintenant. De toute façon, votre présence va l’apaiser.

— Pourquoi ne m’avez-vous pas contacté plus tôt ?

— On vous a laissé un message à votre bureau, cette nuit. Je n’avais pas votre portable. Et Luc ne parvenait pas à s’en souvenir.

Il saisit la poignée et se tourna vers moi :

— Vous vous rappelez notre conversation d’hier ? Sur ce qu’a vu Luc au fond de son inconscience ?

— Je ne suis pas près de l’oublier. Vous avez parlé de l’enfer.

— Ces images le hantent aujourd’hui. Le vieillard. Les murs de visages. Les gémissements du couloir. Luc est terrifié. La force dont il a fait preuve cette nuit s’explique par cette terreur. Littéralement, elle le dépasse.

— C’était donc une crise de panique ?

— Pas seulement. Il est agressif, cruel, ordurier. Je ne vous fais pas un dessin.

— Vous voulez dire qu’il ressemble à un... possédé ?

— À une autre époque, il était bon pour le bûcher.

— Vous pensez que son état va empirer ?

— On parle déjà de l’interner à Henri-Colin. Notre unité pour malades difficiles. Mais pour moi, il est trop tôt. Tout peut encore s’arranger.

Je pénétrai dans la chambre alors que la porte se refermait. Chaque détail me frappa comme une gifle. La blancheur de la lumière, intégrée au plafond. Le seau rouge, posé dans un coin, pour les besoins naturels. Le matelas sur lequel Luc était assis, qui ressemblait à un tapis de gymnase.

— Ça va ? demandai-je d’un ton décontracté.

— Au poil.

Il partit d’un bref ricanement, puis s’enfouit sous la couverture, comme s’il avait froid. En réalité, la chaleur était suffocante. Je desserrai ma cravate :

— Tu voulais me voir ?

Luc eut un spasme, tête baissée. Sa jambe apparut entre deux plis de toile. Il la gratta avec violence. Je répétai, posant un genou au sol :

— Pourquoi voulais-tu me voir ? Je peux t’aider ?

Il leva les yeux. Sous ses sourcils roux, ses pupilles avaient un éclat jaunâtre, fiévreux.

— Je veux que tu me rendes un service.

— Dis-moi.

— Tu te souviens de la parabole de l’arrestation du Christ ?

Il se mit à déclamer, les yeux au plafond :

« Puis, s’adressant aux princes des prêtres, aux capitaines des gardes du Temple, et aux sénateurs qui étaient venus pour le prendre, il leur dit : « Quoique je fusse tous les jours avec vous dans le temple, vous ne m’avez point arrêté ; mais c’est ici votre heure, et la puissance des ténèbres." »

— Je ne comprends pas.

— C’est l’heure des ténèbres, Mat. Le mal a triomphé. Il n’y aura pas de retour en arrière.

— De quoi tu parles ?

— De moi.

Il frissonna. Le froid semblait l’avoir gagné, contaminé jusqu’aux os. Un matériau constituant de son être.

— Je me suis sacrifié, Mat. Je suis mort à moi-même, comme quand j’ai pris les armes, à Vukovar, mais cette fois, il n’y aura pas de rachat, pas de résurrection. Satan est le grand vainqueur. Il est en train de m’envahir. Je perds tout contrôle.

Je tentai de sourire mais rien ne vint. Luc était un martyr absolu. Il avait non seulement sacrifié sa vie, mais aussi son âme. Il ne connaîtrait pas de salut au ciel, puisque son martyre consistait justement à avoir renoncé à ce salut.

Un rire déchiqueta sa bouche :

— Au fond, je me sens libéré. Je ne ressens plus cette éternelle contrainte du bien. J’ai lâché la barre et je me sens dériver...

— Tu ne dois pas te laisser aller.

— Tu n’as rien compris, Mat. Je suis un Sans-Lumière. Tout ce que je peux faire, c’est témoigner. (Il posa son index sur sa tempe.) Décrire ce qui se passe ici, dans ma tête.

Il s’arrêta une seconde, voûté, attentif, comme s’il considérait l’intérieur de son esprit au microscope :

— Il y a encore une part en moi qui mesure ma chute. Une part effrayée. Mais l’autre partie, de plus en plus grande, jouit de cette libération. C’est comme une poche d’encre qui se répand dans mon cerveau. (Il ricana.) Je suis infiltré, Mat. Infiltré chez les damnés. Dans peu de temps, je serai perdu pour la cause...

Je sentis monter l’irritation en moi. Toute ma démarche était à l’opposé de ce discours, de cette position. Je voulais tirer cette enquête vers le rationnel, le concret, et Luc se roulait dans les diableries.

— Tu as parlé d’un service, dis-je avec impatience. Qu’est-ce que c’est ?

— Protège ma famille.

— De qui ?

— De moi. Dans un jour ou deux, je répandrai la violence et la terreur. Et je commencerai par mes proches.

Je posai ma main sur son épaule :

— Luc, tu es soigné ici. Il n’y a rien à craindre. Tu...

— Ta gueule. Tu ne sais rien. Bientôt, ce n’est pas cette chambre d’isolement qui pourra m’empêcher d’agir. Bientôt, vous me ferez tous de nouveau confiance. En apparence, j’aurai retrouvé ma santé mentale. Mais c’est alors que je serai vraiment dangereux...

Je soupirai :

— Concrètement, que veux-tu que je fasse ?

— Mets des gars devant chez moi. Protège Laure. Protège les petites.

— C’est absurde.

Il me lança un regard aigu, comme s’il voulait entrer dans ma tête.

— Je ne suis pas la seule menace, Mat.

— Qui d’autre ?

— Manon. Elle va vouloir se venger.

C’était le délire de trop. Je me relevai :

— Il faut que tu te soignes.

— Écoute-moi !

Un bref instant, il fut défiguré par la haine. Un bref instant, je crus au règne de Satan.

— Tu crois qu’elle va me pardonner d’avoir témoigné contre elle ? Tu ne la connais pas. Tu ne sais rien de son esprit. Tu ne sais rien de Celui qui l’habite. Dès qu’elle le pourra, elle agira. Elle détruira ce que j’ai de plus cher. Son air d’innocence est un masque. Elle est saturée par le diable. Et lui ne peut me pardonner. Je suis en train de trahir leur secret, tu piges ? Il va vouloir arrêter ça. Et se venger sur les miens !

— Tu délires complètement.

— Fais-le. Au nom de notre amitié.

Je reculai d’un pas. Je savais que Zucca nous observait à travers le store. Il allait revenir m’ouvrir la porte. J’avais prévu d’interroger Luc sur ses souvenirs d’après son réveil. Je voulais savoir s’il ne se rappelait pas un médecin en particulier, qui serait revenu plusieurs fois auprès de lui. Un possible Visiteur des Limbes.

Mais je renonçai à toute question.

Haldol ou non, Luc ne faisait plus aucun distinguo entre la réalité et son délire.

La porte se déverrouilla dans mon dos. Luc se dressa sur son matelas :

— Envoie des mecs. Je t’en prie. Tu peux faire ça, non ?

— Aucun problème. Compte sur moi.

109

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