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Autour de moi, des hommes en cravate, les yeux rivés sur leur ordinateur, le visage penché sur leur cellulaire. Conversations téléphoniques. Toujours le même ton grave, entendu, raisonneur, les mêmes sujets commerciaux, le même matérialisme acharné. Tout cela capté à travers mon propre cauchemar...

Qui pourrait croire que je roule vers un tueur sauvage ?

Moritz Beltreïn en Visiteur des Limbes.

Pour la centième fois, je pèse le pour et le contre.

Pour. Sa présence auprès des quatre suspects de l’affaire. Son mensonge à propos d’Agostina et de Raïmo, lors de notre première rencontre. Sa connaissance du coma, de la réanimation, de la pharmacologie. Et son lieu d’existence, non loin des vallées du Jura, une région qui m’est toujours apparue comme le berceau du tueur...

Contre. Spécialiste mondial de la réanimation, Beltreïn peut avoir croisé la route des rescapés pour raisons professionnelles. Son signalement physique : comment le petit homme à grosses lunettes pourrait-il être devenu un ange filiforme, un vieillard luminescent, un enfant aux chairs arrachées ?

Encore une fois, je me prends à douter. Après tout, même mon postulat de départ, mon Visiteur des Limbes, ne repose sur rien. Tout ça n’est peut-être qu’un mirage... Un délire personnel...

Je plonge la main dans mon cartable et extirpe la documentation sur Beltreïn que j’ai imprimée avant de partir. Une biographie complète, bricolée avec des fragments trouvés sur le site Internet de l’hôpital universitaire de Lausanne et des articles glanés dans les quotidiens suisses.

Né en 1952, dans le canton de Lucerne. Études à Zurich. Faculté de médecine, chirurgie cardio-vasculaire, jusqu’en 1969. Puis Harvard (PBBH), de 1970 à 1972. Ensuite, la France, où il intègre l’équipe de chirurgie de l’hôpital de Bordeaux (1973-1978). Retour en Suisse enfin, à l’Hôpital Universitaire de Lausanne, où il devient chef du service de Chirurgie cardio-vasculaire en 1981.

Je passe sur les distinctions à rallonge, les conférences et séminaires à travers le monde. Parmi les articles, je cherche une ombre, une faille entre les lignes. Rien. Pas la moindre croyance ésotérique. Pas le moindre problème dans les établissements où il a travaillé. Pas le moindre soupçon, la moindre tache, dans aucun domaine.

Célibataire, sans enfant, l’homme est entièrement dévoué à son métier. Un chercheur de génie, une fierté nationale, qui sauve des vies comme d’autres vont pointer à l’usine.

Je contemple les photographies des articles. Visage rond, frange basse, carreaux épais. Une tête de caniche chevelu, avec quelque chose d’opaque, d’abstrait, de dissimulé. Le Visiteur des Limbes ?

Impossible de faire pencher la balance.

Ni dans un sens, ni dans un autre.

Lausanne.

À la première agence de location de voitures, je choisis une classe E, histoire de me fondre parmi les berlines suisses. Je consulte ma boîte vocale avant de démarrer. Pas de message. Aucune nouvelle de Manon, ni de mes hommes.

Je démarre en ravalant ma rage.

Si Corine Magnan la garde cette nuit, j’irai moi-même la chercher.

Je prends la route du CHUV, sillonnant les pentes et les avenues surplombées par les câbles de tramway. L’annexe des Champs-Pierres apparaît. Ses façades blanches, ses jardins zen, ses globes lunaires et ses petits pins.

Je monte au service cardio-vasculaire et surprends mon étudiante, fidèle à son poste. Avec sa boîte de Tic-Tac.

— Salut ! s’exclame-t-elle. Vous m’aviez promis de ne pas revenir.

— Comme quoi, dis-je bêtement. Je dois absolument voir le Dr Beltreïn.

— Vous venez de le manquer. Il est passé et reparti aussi sec.

— Vous avez son adresse personnelle ?

Elle se lève, hissant un délicieux sourire au sommet de sa silhouette :

— Mieux que ça. Il n’est pas rentré à son appartement de Lausanne. Il est parti dans son chalet. À Riederalp.

Je sors de ma poche le plan de l’agence de location et l’ouvre sur le comptoir :

— Où est-ce ?

La jeune femme remarque que mes mains tremblent mais s’abstient de tout commentaire. Elle pose son index sur la carte :

— Ici, après Bulle.

J’attrape un stylo et entoure le nom du village.

— Une fois là-bas, comment je trouve le chalet ?

— Facile, dit-elle en prenant mon stylo et traçant la route. Vous continuez en direction de Spiez. À Wessenburg, vous montez sur la gauche. Villa Parcossola : c’est indiqué, sur le versant du mont Gantrish. Parcossola, c’est le nom de l’architecte qui a dessiné la baraque. C’est connu dans la région.

Elle me paraît bien au courant. Un bref instant, je me demande si elle ne fricote pas avec Beltreïn le week-end... La fraîcheur de son haleine au Tic-Tac aiguise mes sens.

— Vous reviendrez encore ?

La balance oscille toujours sous mon crâne.

Beltreïn en prédateur : pour ou contre ?

— Cette fois, il y a vraiment peu de chances.

— Vous avez déjà dit ça la dernière fois.

— C’est vrai. Inch’Allah !

Je repars au pas de course.

Suée glacée, souffle court.

Je longe de nouveau le lac et retrouve le paysage de mon premier périple. Les lumières lointaines, sur les versants des collines, scintillent avec douceur, comme des braises éparpillées.

À Vevey, je bifurque vers Bulle, prenant l’autoroute E27, puis quitte la voie rapide et monte vers les sommets, en direction de Spiez. Je pense à ma traversée du col du Simplon : plusieurs siècles semblent avoir passé depuis la course des tunnels.

Wessenburg.

Julie Deleuze a dit vrai : la direction de la Villa Parcossola est indiquée. Je quitte la chaussée brillante pour une route enneigée. L’humeur du paysage change comme celle d’un visage. Des sapins, de plus en plus serrés, de plus en plus noirs. Des congères mates, bleutées, faisant écho aux nuages couleur d’inox, au-dessus des bois.

Un panneau apparaît, désignant un chemin de gravier pâle. Une veine blanche dans le corps sombre de la forêt. Je me glisse sous les conifères. Je croise une centrale électrique. Bloc gris émergeant des buissons et renforçant, mystérieusement, la solitude des lieux.

Au détour d’un virage, les arbres s’ouvrent et révèlent la villa.

Structurée en plusieurs terrasses de béton, elle enjambe une cascade, la laissant filer entre ses fondations. J’éteins mes phares et attends que la demeure se précise sous la clarté de la lune. Elle rappelle une construction célèbre de Frank Lloyd Wright, la « Falling-water », conçue sur le même principe. En suspens au-dessus des eaux.

Je stoppe à une cinquantaine de mètres de l’aire de stationnement. Aucune voiture sur le parking. J’attrape ma torche électrique, des gants de latex et me jette dehors.

Je marche vers la résidence, restant dans les ornières d’ombre. Le vacarme du torrent couvre mes pas sur les graviers.

J’englobe maintenant la villa d’un seul regard. Chaque niveau, bordé d’un balcon de ciment, s’avance de plus en plus loin au-dessus du torrent, défiant les lois de la physique. La maison, massive à l’arrière, fait contrepoids. Tout est éteint. À gauche, deux tours carrées, en briques, encadrent un hall vitré étroit. Les flots d’argent et les sapins noirs se reflètent sur le verre, donnant l’illusion d’avoir pénétré la demeure.