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— Je pourrais leur donner des charognes animales, mais ce n’est pas l’esprit du lieu.

Je me retourne. Moritz Beltreïn se tient à l’entrée. Il porte une blouse sale, ouverte sur sa laine polaire, les deux mains glissées dans les poches de son jean. Toujours l’air d’un thésard en Stan Smith. Sa tête est plus que jamais comique, avec sa frange de caniche et ses grosses lunettes.

J’ordonne, braquant mon Glock :

— Sortez lentement vos mains de vos poches.

Il s’exécute, avec nonchalance. Je crie tout à coup :

— Pourquoi ? (Je lance un regard exorbité autour de moi.) Pourquoi tout ça ? Ces morts ? Ces tortures ? Ces insectes ?

— Tu as mené une enquête unique, Mathieu. La seule qui concerne le sujet primordial.

— Le diable ?

— La mort. Au fond, les flics, les juges, les avocats ne parlent jamais du fait principal, du thème essentiel : les morts. Que pensent-ils des meurtres dont ils ont été victimes ? Que feraient-ils s’ils pouvaient se venger ?

Ses lunettes embuées reflètent les cages vertes — impossible de voir ses yeux. Il est passé au tutoiement : après tout, nous sommes des ennemis intimes.

— Pour la première fois, reprend-il, grâce au Maître, les morts ont la parole. Une seconde chance. Je les aide à revenir et à se venger de la cruauté des vivants.

J’ai envie de hurler. Beltreïn parle encore comme si les Sans-Lumière exécutaient leurs propres crimes. Pas question de me laisser embobiner. Je reprends mon souffle et articule, plus calmement :

— C’est vous qui avez tué Sylvie Simonis, Salvatore Gedda, Arturas Rihiimäki. Et bien d’autres !

— Tu n’as rien compris, Mathieu. Je n’ai tué personne. (Il ouvre les mains, prenant un air modeste.) Je ne suis qu’un pourvoyeur. Un intercesseur, si tu veux. Je ne fais que fournir les... matières premières.

Je n’en crois pas mes oreilles. J’ai enfin trouvé le tueur, le cinglé, le Visiteur des Limbes — et le taré me sert encore un baratin sur la culpabilité des Sans-Lumière.

— Je sais tout, dis-je, entre mes dents serrées. Vos intrusions dans l’esprit des réanimés. Votre méthode pour recréer une NDE. L’utilisation de la suggestion, de l’iboga, et de je ne sais quelles substances encore. Vous avez conditionné ces gens. Vous leur avez fait croire qu’ils avaient vu le diable. Vous avez truqué leurs souvenirs. Vous les avez persuadés de leur culpabilité. Mais c’est vous, et personne d’autre, qui torturez et tuez. Vous fabriquez des Sans-Lumière. Vous organisez leur vengeance. Vous répandez le mal et la mort !

— Je suis déçu, Mathieu. Tu es parvenu jusqu’à moi et pourtant, une grande part de la vérité t’échappe encore. Parce que tu refuses, même aujourd’hui, l’évidence. La puissance de Satan. Lui seul les a sauvés et ils se sont ensuite vengés. Un jour, un livre sera écrit, à propos des Sans-Lumière.

C’est moi qui suis déçu. Je n’obtiendrai aucun discours rationnel de la part de ce meurtrier. Beltreïn est prisonnier de sa folie. Bon pour l’asile et l’acquittement. Je songe aux corps convulsés de souffrance, au cadavre castré de Sarrazin, à la folie sans retour de Luc — et je lève le chien de mon arme.

— C’est terminé, Beltreïn. Je suis la fin de l’histoire.

— Rien n’est terminé, Mathieu. La chaîne va continuer. Avec ou sans moi.

Une vibration me passe sous la chair. Mon portable. Je reste paralysé. Le médecin sourit :

— Réponds. Je suis sûr que cet appel va t’intéresser.

Sa voix confiante m’effraie. Ce coup de téléphone paraît avoir sa place dans un plan mûri de longue date. Je songe à Manon. Tâtant ma poche, je trouve mon cellulaire. Foucault :

— Où t’es ?

— En Suisse.

— En Suisse, mais qu’est-ce que tu fous ?

La voix de mon adjoint ne cadre pas. Il est arrivé quelque chose.

— Qu’est-ce qui se passe ?

Le flic ne répond pas. Son souffle, dans le combiné. Comme s’il retenait des sanglots. Je ne quitte pas Beltreïn des yeux, toujours en joue.

— Qu’est-ce qui se passe, merde ?

— Laure est morte, putain. Laure et ses deux filles.

La pièce chavire. D’un coup, le sang quitte entièrement mon corps. Beltreïn me sourit toujours sous sa frange et ses lunettes. Je m’appuie contre la paillasse et touche un bocal. Je retire vivement mes doigts.

— Qu’est-ce... qu’est-ce que tu racontes ?

— Egorgées. Toutes les trois. Je suis chez elles. Tout le monde est là.

— Quand ça s’est passé ?

— D’après les premières constates, il y a une heure.

Mes yeux s’emplissent de larmes. Ma vision devient trouble. Je ne comprends plus rien. Mais une évidence palpite déjà au fond de mon esprit : l’auteur du massacre ne peut pas être Beltreïn. Je trouve la force de demander :

— Vous êtes sûrs ?

— Certains. Les corps sont encore chauds.

Aucun suspect pour ce nouveau carnage. Aucune explication pour cette ultime horreur. Puis, comme un poison, la voix de Luc : « Manon. Elle va vouloir se venger. » Soudain, je me souviens. Luc m’a demandé de protéger sa famille et je n’ai pas bougé un doigt. Je n’ai même jamais repensé à sa requête. Ma voix tremble :

— Où est Manon ?

— Dans la nature. Elle a été libérée il y a cinq heures.

— Putain, je t’avais dit de...

— Tu ne piges pas : quand tu m’as appelé, elle était déjà sortie.

— Et tu ne sais pas où elle est ?

— Personne ne le sait. Tous les flics la cherchent.

— Pourquoi ?

— Mat, t’es à la ramasse. Pendant sa garde à vue, Manon est devenue folle. Hystérique. Elle a juré qu’elle se vengerait de Luc. Qu’elle détruirait sa famille. On a déjà trouvé ses empreintes partout dans l’appart.

— QUOI ?

— Bon Dieu, réveille-toi ! C’est elle qui les a tuées ! Toutes les trois. C’est un monstre ! Un putain de monstre en liberté !

Longue chute libre au fond de moi. Et toujours Beltreïn et son sourire. Sa silhouette trapue à travers mes larmes. Une spirale m’emporte, m’aspire. Le Mal est un défaut de lumière. Ce défaut m’absorbe maintenant, tel un gigantesque trou noir...

Je perds conscience. Une fraction de seconde. Et me reprends aussitôt. Beltreïn n’est plus là. Par réflexe, j’empoche mon cellulaire et braque mon arme. Derrière moi, la voix retentit :

— Convaincu, maintenant ?

Volte-face. Beltreïn se tient devant le mur du fond, entre les photos d’horreur. Dans sa main, un automatique énorme : un Colt .44.

Ce n’est pas si grave.

Plus rien n’est grave désormais.

Nous allons mourir ensemble.

— Manon les as tuées, n’est-ce pas ? demande-t-il d’une voix suave. Elle s’est vengée. J’attendais un appel de ce genre.

— C’est impossible. Elle était en garde en vue...

— Non. Et tu le sais. Il est temps que tu regardes la vérité en face.

Je ne trouve rien à répondre. Ma faculté de penser, bloquée.

Détruite.

— Elle est Sa créature, enchaîne-t-il. Plus rien n’arrêtera sa marche. Elle est libre. Intensément libre. « La loi est ce que nous faisons. »

J’émets une sorte de râle, à mi-chemin entre rire et sanglot.

— Que lui avez-vous fait ? Que lui avez-vous injecté ?