Son sourire s’étire sous ses verres, frauduleux, malveillant.
— Je ne lui ai rien fait du tout. Je ne lui ai même pas sauvé la vie.
— Et votre machine ?
— Tu es rivé à ta logique, Mathieu. Tu n’as jamais vu plus loin que ta raison. Manon a été sauvée par le diable. Si on t’avait dit qu’elle avait été sauvée par Dieu, tu aurais fermé les yeux et récité un Notre Père.
Je voudrais hurler « non ! » mais rien ne sort de ma gorge. Je prends enfin conscience de notre fin imminente — arme contre arme, nous allons nous entre-tuer. Mon détachement recule déjà : je ne dois pas mourir. L’enquête n’est pas finie. Je dois arracher Manon à ce cauchemar. Prouver son innocence. Je dois me réveiller et neutraliser le salopard.
— Tu cherches un assassin terrestre, poursuit-il. Tu as toujours refusé les enjeux de ton enquête. Ton seul ennemi est notre Maître. Il est là, enfoui en nous. Peu importe qui a tué ou qui est tué. Ce qui compte, c’est Sa puissance à l’œuvre, qui révèle les rouages secrets de l’univers. Les Sans-Lumière sont des phares, Mathieu. Je ne fais que les aider. Je les attends à la sortie de la gorge. Même eux ne m’intéressent pas. Ce qui m’intéresse, c’est la lumière noire qui scintille au fond de leur âme. Satan derrière leurs actes !
Je n’écoute plus son délire. Si Beltreïn était en Suisse, qui a tué Laure et ses filles ? L’histoire n’est pas terminée. L’enquête n’est pas close...
— Et n’oublie jamais cette vérité, Mathieu : Manon Simonis est la pire de la lignée.
— Je ne veux pas entendre ça ! dis-je en avançant. C’est toi le seul assassin de cette affaire ! C’est toi qui les as tués. Tous !
En guise de réponse, il lève son bras et presse la détente. Je suis sur lui. Mon épaule détourne son tir. Un bocal éclate dans mon dos. Des organes tombent à mes pieds alors que je fais feu à mon tour. Beltreïn m’a déjà saisi le poignet en poussant un hurlement aigu. Ma balle se perd dans les cages. Je coince ma crosse sous sa gorge, bloquant son bras armé de mon épaule droite. La douleur de ma blessure se réveille. On bute contre la paillasse. Des bocaux roulent à terre. Nous pataugeons dans le formol et les chairs mortes. Beltreïn s’écarte du comptoir. Je m’accroche à lui, lui interdisant tout recul pour tirer. Nous pivotons ensemble jusqu’à rebondir contre les cages puis de nouveau contre l’angle de faïence.
Beltreïn glisse à terre. Je tombe avec lui. Splash visqueux dans le formol, les organes, les tessons. Il fait feu à deux reprises, à l’oblique, visant ma gorge. Manqué. Une pluie de verre, de chairs, de liquide froid s’abat sur nous. Je pousse un cri au contact des fragments humains qui poissent ma nuque mais ne lâche pas prise — Beltreïn ne cesse de glapir. Nouvelles détonations. Je ne sais même plus qui tire. Nous sommes entremêlés, à battre des bras, des jambes, barbotant dans la flaque immonde.
Je bascule sur le dos. Beltreïn se rue sur moi, toutes dents dehors — ses grosses lunettes sont de travers, tachées de franges brunes. Je le propulse en arrière. Une cage s’effondre entre nous. À travers la gaze et les mouches, Beltreïn ajuste son calibre.
Je groupe mes jambes et les détends de toutes mes forces dans les débris de la cage. Le dément appuie sur la détente — le châssis de bois dévie sa main, la balle se perd encore une fois. Beltreïn écarte les fragments, parmi les insectes bourdonnants. Je roule sous la paillasse. Des centaines de vers rampent sur mes mains, glissent dans mes manches.
Le souffle rauque de Beltreïn, tout proche. Grognant, riant, il se penche pour me repérer. Sous la table, je ne vois plus que ses jambes. J’ai perdu mon arme. J’aperçois un tesson de bouteille. Je l’attrape et le plante dans le mollet du tueur, jusqu’à buter contre son os. Le monstre pousse un hurlement aigu. J’abandonne le fragment dans ses chairs et me glisse de l’autre côté du comptoir.
Les cris de Beltreïn emplissent la salle. J’ai perdu tout sens de l’orientation. Je ne vois rien, à l’exception de la gaze, des organes, des vers. Mon adversaire, hurlant toujours, fait le tour de la paillasse en traînant sa jambe ensanglantée. Je roule à nouveau dessous et tente une sortie de l’autre côté. Je me relève, m’appuyant sur les carreaux. Beltreïn est à quelques mètres. Il ne me cherche plus. Il se débat parmi les insectes, agitant son flingue comme un chasse-mouches.
Je traverse le nuage bourdonnant, contourne la table et empoigne sa grosse tête. Je la fracasse plusieurs fois contre l’angle du comptoir. Ses lunettes tombent. Les mouches s’enfouissent aussitôt sous ses paupières mais s’acharnent aussi sur moi. Je ne vois plus rien. J’ai seulement cette tête entre mes mains et les couinements du salopard qui résonnent sous ma peau, vibrant jusqu’au bout de mes terminaisons nerveuses.
Le dément se débat toujours. Nous chutons encore. Il est sur moi, traits ensanglantés, tapissés d’insectes. Je ne sais par quel prodige, il tient toujours son arme. Je trouve à tâtons une baguette de bois arrachée, provenant d’une des cages. Je ferme les yeux, assailli de mouches, dresse mon bras et palpe sa figure. Je cherche le point sensible de sa tempe, là où l’os conserve une tendresse de nouveau-né. Je plante la baguette dans ce point exact et l’enfonce jusqu’à ce que le bois pète entre mes doigts. Je recule et ouvre les paupières. Les mouches m’abandonnent déjà. Elles sont rivées à la cervelle rosâtre de Beltreïn qui jaillit de son crâne percé, formant une sorte de tumeur vivante.
112
JE DÉVALAI LA PENTE, trébuchant et me relevant plusieurs fois. Sans me retourner. Je ne voulais plus voir le bunker — le tombeau du démon. Rengainant mon Glock que j’avais récupéré, je parvins à ma voiture. Je sentais les assauts glacés du vent, collant mes vêtements trempés de formol et de sang. Ces à-coups étaient comme les plaques d’acier qu’on utilise en radiographie, si froides qu’elles brûlent la chair. J’aimais ce contact. Il balayait les mouches, les vers, les particules d’organes. Les empreintes du fou sur ma peau.
Derrière mon volant, je marmonnai des prières, me balançant d’avant en arrière, façon sourates, tentant l’impossible : pardonner à Beltreïn. Je psalmodiai, les yeux fermés, le corps tendu, mais le cœur n’y était pas. Plus la moindre compassion chrétienne dans mon esprit. Ni pour lui, ni pour moi.
Je démarrai. L’idée des empreintes de pneus me fit penser à celles que j’aurais pu laisser à l’intérieur de la villa — je regardai mes mains. J’avais gardé mes gants de latex. Je les arrachai et les fourrai dans ma poche, avec soulagement.
Je fonçai pied au plancher, dévalant les lacets qui me ramenaient à la vallée. Mes phares. J’avais oublié d’allumer mes phares. Quand les lumières jaillirent, j’eus l’impression que les sapins s’écartaient, effrayés par mon passage. Malgré mon état de déliquescence, une pensée ne me lâchait pas. La dernière avant l’épilogue.
Un meurtrier courait toujours.
Celui de Laure et des enfants.
Rien n’était fini.
Aussitôt, je songeai à une autre urgence : Manon. Lui mettre la main dessus avant les flics. Trouver une explication — ses empreintes sur la scène de crime — et la placer hors de tout soupçon.