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— Je suis arrivé. Où tu es ?

— Dans le garage.

Je courus jusqu’au box qui jouxtait la maison. L’éclair bleu du véhicule des gendarmes s’amplifiait toujours, semblant éclairer toute la vallée. Je frappai à la porte pivotante. Lentement, trop lentement, la paroi s’ouvrit.

Chaque seconde m’arrachait un fragment de chair.

Manon apparut dans le noir. Visage clair, brouillé par la buée des lèvres. Elle murmura :

— Je sais pas pourquoi je suis venue ici. Cette baraque me fout la trouille. Je...

— Viens.

Manon sortit sur le seuil. Elle avait les gestes courts et craintifs qu’ont les rescapés des catastrophes. Les éclairs du fourgon la pétrifièrent.

— C’est qui ? La police ?

— Magne-toi, je te dis.

— Ils savent que je suis ici ?

— Il y a du nouveau.

— Quoi ?

Les gendarmes n’étaient plus qu’à quelques centaines de mètres. Je soufflai :

— Laure, la femme de Luc. Elle a été tuée. Avec ses deux filles.

Manon émit un gémissement. Ses yeux s’allumèrent en direction du fourgon :

— Ils pensent que c’est moi qui ai fait ça ?

Sans répondre, je pris sa main et fis un pas vers la voiture. Elle résista. Je me tournai pour hurler :

— Viens, merde !

Trop tard. Le fourgon jaillit au détour de l’allée. J’attirai Manon, ouvris la portière et la poussai dans la voiture, côté conducteur. Je lui fourrai mes clés dans la main. Pas question qu’elle passe encore une nuit entourée d’uniformes. Elle se cacherait jusqu’à demain, le temps de retrouver le chauffeur de taxi et de la disculper.

— Pars sans moi. Roule.

— Et toi ?

— Je reste ici. Je gagne du temps.

— Non, je...

Je serrai ses doigts sur mes clés :

— Fonce vers la Suisse. Tu m’appelles dès que tu as franchi la frontière.

Elle démarra, à contrecœur. Je criai :

— Fonce ! Et appelle-moi.

Elle me regarda à travers la vitre, comme si elle voulait graver dans sa mémoire les moindres détails de mon visage. Les éclairs stroboscopiques du fourgon jetaient déjà des ombres inquiètes sur ses traits. La seconde suivante, elle avait enclenché la marche arrière et faisait ronfler le moteur.

Je me retournai et avançai sur la route. Le fourgon stoppa. Des gendarmes bondirent sur la chaussée et coururent vers moi, arme au poing. L’un d’eux hurla :

— Qu’est-ce que vous faites là ?

J’esquissai un geste pour sortir mes papiers.

— On ne bouge plus !

J’avais déjà attrapé ma carte. Je la brandis dans le faisceau de leurs phares :

— Je suis de la police.

Les hommes ralentirent le pas alors qu’un officier, emmitouflé dans un anorak noir, prenait la tête du cortège.

— Ton nom ?

— Mathieu Durey, Brigade Criminelle de Paris.

Le chef saisit ma carte de flic :

— Qu’est-ce que tu fous là ?

— Je travaille sur une enquête. Je...

— À huit cents bornes de chez toi ?

— Je vais vous expliquer.

— Vaudrait mieux, ouais. (Il fourra mon document dans sa poche puis lança un regard, par-dessus mon épaule, vers la porte du garage ouverte.) Parce que tout ça ressemble à une violation de domicile.

Il s’adressa à ses hommes :

— Fouillez la baraque, vous autres ! (Il revint vers moi.) Où est ta bagnole ?

— J’ai eu une panne sur la route. Je suis venu à pied.

L’officier m’observait en silence. Le manteau trempé de formol, le visage sanglant, le col ouvert. Le gendarme respirait avec lenteur. Je ne voyais pas ses traits, à contre-jour des phares. Son col de fourrure synthétique scintillait dans la nuit.

— T’es pas clair, mon vieux, finit-il par marmonner. Va falloir tout nous raconter, et en détail.

— Aucun problème.

Un gendarme accourut derrière lui.

— Elle est pas là, capitaine.

Le gradé recula d’un pas, comme pour mieux me jauger. Il demanda à l’autre, sans me quitter des yeux :

— Le garage ?

— Rien à signaler, mon capitaine.

Il frappa dans ses mains, avec entrain.

— Bon. On repart à la gendarmerie. Et on emmène monsieur. Il a plein de choses à nous raconter. Des choses qui concernent Manon Simonis.

Il tourna les talons et se dirigea vers un break bleu marine que je n’avais pas remarqué. Il ouvrit la portière passager et se pencha à l’intérieur. Il cracha dans une radio :

— Brugen ici. On rentre... Non, elle est pas là. (Il me jeta un nouveau coup d’œil.) Mais quelque chose me dit qu’elle est plus très loin...

Brugen. Je me souvenais de ce nom. Le capitaine de gendarmerie qui avait repris les dossiers de Sarrazin et qui dirigeait l’enquête sur son meurtre. Je ne savais pas si c’était une bonne ou une mauvaise nouvelle.

Deux gendarmes me guidèrent vers le fourgon. Je n’avais pas droit à la voiture. Ils ouvrirent la double porte arrière. L’odeur de tabac froid et de métal graisseux m’assaillit. J’entendais la voix de l’officier, parlant à la radio :

— Je veux un barrage sur tous les axes routiers. Besançon, Pontarlier, la frontière... Vous arrêtez chaque véhicule. C’est ça... Et n’oubliez pas : elle est peut-être armée !

Combien de chances pour Manon d’échapper à ce dispositif ? Je priai pour qu’elle soit déjà près de la frontière. Elle m’appellerait alors, dormirait quelques heures, à l’abri dans la voiture, et je serais à ses côtés à son réveil, avec toutes les solutions.

114

QU’EST-CE QUE tu foutais chez Sylvie Simonis ?

Le tutoiement, première marque d’humiliation.

— Je mène une enquête.

— Quelle enquête ?

— Le meurtre de Sylvie Simonis est lié à d’autres affaires sur lesquelles je travaille, à Paris.

— Tu me prends pour un con ? Tu crois que je connais pas le dossier ?

— Alors, vous savez de quoi je parle.

Je m’en tenais au vouvoiement. Je connaissais les règles : mépris pour lui, déférence pour moi. Le bureau de Brugen était étroit et froid. Des murs en contreplaqué, un mobilier en fer, des relents de vieux mégots. C’était presque comique de se retrouver de l’autre côté de la table. Je demandai, sans illusion :

— Je peux fumer ?

— Non.

Il sortit une cigarette pour lui-même. Une Gitane sans filtre. Il l’alluma sans se presser, inhala une bouffée puis la recracha dans mon visage. Pour mes débuts dans la peau d’un suspect, j’avais droit à une vraie caricature.

— Dans tous les cas, reprit-il, cette affaire ne te concerne pas. Mais je sais qui tu es. La juge Magnan m’a appelé tout à l’heure. Elle m’a parlé de toi et de tes relations avec Manon Simonis...

Le capitaine Brugen bavait aux commissures des lèvres. Sa cigarette s’y collait comme un coquillage sur un rocher. Il n’avait pas quitté sa parka au col de fourrure.

— Jusqu’ici, Sarrazin a couvert tes magouilles. Je me demande bien pourquoi.

— Il avait confiance en moi.

— Ça lui a pas porté chance, apparemment.

Je songeai à Manon. Mon portable ne sonnait pas. Elle aurait déjà dû avoir atteint Le Locle, dans le canton de Neuchâtel. Je me penchai sur le bureau et changeai de ton, utilisant mon sempiternel argument :