Avant de quitter la chambre froide, j’avais demandé à Guillaume Valleret, le médecin légiste de l’hôpital, de me prescrire une bonne dose d’anxiolytiques et d’antidépresseurs. Il ne se fit pas prier. Nous étions faits pour nous entendre. Un médecin des morts soignant un zombie.
J’avais ensuite cherché refuge à Notre-Dame-de-Bienfaisance, l’ermitage de Marilyne Rosarias. Lieu idéal pour m’effondrer, pleurer mes défunts parmi d’autres chrétiens en deuil, plonger dans la méditation et la prière.
Durant ma retraite, je n’avais lu aucun journal. Je ne m’étais soucié ni de l’enquête sur la mort de Beltreïn, ni de ce qu’on avait pu raconter pour conclure — tenter de conclure — l’affaire Simonis. J’avais simplement suivi, via Foucault, l’évolution du dossier Soubeyras. L’auteur du massacre était introuvable. Ce qui n’avait rien d’étonnant.
Tout cela, je le captais à travers les brumes chimiques de mon esprit et les litanies de mes prières. J’étais devenu une coquille vide, comme on en voit blanchir sur les grèves. Un autre que moi-même avait pris les commandes. Une sorte de pilote automatique, fervent, religieux, recueilli, et je le laissais faire, impuissant.
Un matin de dévotion, pourtant, une évidence me frappa. Je devais choisir un ordre monastique. Quitter ce monde de péché et de blasphème, qui m’avait vaincu. Vivre dans la pénitence, l’humilité, la soumission, au rythme des offices. Retourner à la solitude et à la connaissance la plus intime de mon âme pour renouer avec Dieu. Saint Augustin, encore et toujours : « Ne t’en va pas au-dehors ; rentre en toi-même. »
À partir de ce moment, ce fut la seule idée qui me tint debout.
L’enterrement de Manon eut lieu à Sartuis, le mardi 19 novembre, dans un cimetière désert. Quelques journalistes étaient là et c’était tout. Chopard, le vieux reporter, faisait de la figuration. Le père Mariotte avait accepté de bénir le cercueil et de prononcer une oraison funèbre — il devait bien ça à Manon.
Marilyne Rosarias m’avait accompagné. Quand la sépulture fut scellée, elle murmura :
— Rien n’est fini.
Je tournai la tête, sans réagir. Mon cerveau fonctionnait en première.
— Le diable est toujours vivant, continua-t-elle.
— Comprends pas.
— Bien sûr que si. Ce carnage, ce gâchis, c’est son œuvre. Ne le laisse pas triompher.
Sa voix m’atteignait à peine. Toute ma pensée était oblitérée par Manon. Un destin marqué par une étoile noire. Et quelques souvenirs, pour moi aussi sinistres qu’une poignée d’osselets dans ma main. Elle poursuivit, en désignant la tombe :
— Lutte pour elle. Que le démon ne puisse pas emporter sa mémoire. Prouve qu’elle était ailleurs et que lui seul a tué les enfants. Trouve-le. Anéantis-le.
Sans attendre de réponse, elle fit volte-face. Les lignes coupantes de sa pèlerine fendirent l’air gris. Je la regardai s’éloigner. Elle venait de prononcer tout haut ce qu’une petite voix ne cessait de me murmurer, malgré mes vœux monastiques.
La moisson de terreur n’était pas achevée.
Avant d’abdiquer, je devais agir.
Je ne pouvais laisser le dernier mot au diable.
Il me restait à le trouver et à l’affronter.
116
Vendredi 22 novembre. Retour à Paris.
La ville arborait déjà ses parures de Noël. Guirlandes, boules, étoiles : ultime affront à mes propres ténèbres. Ces lumières, ces scintillements, qui peinaient à vaincre le jour terne, ressemblaient à une galaxie miteuse dans un ciel de cendres. Je conduisais maintenant une Saab — une nouvelle voiture de location.
En route pour Villejuif, je m’arrêtai d’abord porte Dorée. Je voulais me recueillir sur les tombes de Laure et des petites filles, enterrées au cimetière sud de Saint-Mandé.
Je trouvai sans difficulté la sépulture de granit, surmontée d’une stèle plus claire. Trois portraits étaient disposés en triangle, soulignés par ces mots :
« Ne pleure pas sur les morts. Ils ne sont plus que des cages dont les oiseaux sont partis. »
Je reconnus la citation. Musluh al-Dîn Saadi, poète persan du XIIIe siècle. Pourquoi un auteur profane ? Pourquoi aucun signe catholique ? Qui avait choisi cette phrase ? Luc était-il en état de décider quoi que ce soit ?
Je m’agenouillai et priai. J’étais hagard, dans un état second, ne comprenant même plus ce que signifiaient ces portraits sur la pierre, mais je murmurai les mots :
« De toi Seigneur,
De toi vient notre espoir
Quand nos jours sont obscurcis
Et que notre existence est déchirée... »
Je repris la route de Villejuif. Luc Soubeyras. Depuis le carnage, je ne lui avais pas parlé directement. Je lui avais seulement laissé deux messages à l’hôpital, restés sans réponse. Plus que sa détresse, je redoutais sa colère, sa folie.
À 11 heures du matin, je retrouvai le mur aveugle de l’institut Paul-Guiraud, les terrains de sport, les pavillons en forme de hangars aériens. Je m’arrêtai au pavillon 21, craignant que Luc ait déjà été transféré à Henri-Colin, l’unité pour malades difficiles. Mais non. Il était de nouveau installé dans une chambre standard du pavillon, en Hospitalisation Libre. En réalité, il n’avait passé que quelques heures en « HO ».
— Je suis désolé de n’avoir pas été là à l’enterrement.
— Tu n’étais pas là ?
Luc paraissait sincèrement étonné. En jogging bleu clair, il était allongé sur son lit, dans une attitude de décontraction. Il paraissait plongé dans ses pensées, manipulant quelques brins de corde, sans doute piqués à l’atelier d’ergothérapie.
— J’ai dû m’occuper des funérailles de Manon.
— Bien sûr.
Il ne quittait pas des yeux son bricolage de nœuds. Il parlait avec douceur, mais aussi une autre nuance : distance, ironie. J’avais préparé un discours — une tirade chrétienne sur le sens caché des événements — mais il valait mieux m’abstenir. Je n’avais pas protégé sa famille. Je n’avais prêté aucune attention à sa requête. Je risquai :
— Luc, je suis désolé. J’aurais dû réagir plus vite. J’aurais dû placer des hommes, je...
— Ne parlons plus de ça.
Il se redressa et s’assit sur le bord du lit, en soupirant. Incapable de me contenir, j’en vins directement à mon obsession :
— Ce n’est pas elle, Luc. Elle n’était pas à Paris quand Laure et les petites ont été tuées.
Il tourna la tête et me regarda, sans me voir. Ses pupilles dorées n’étaient pas mortes, pourtant. Elles frémissaient, sous les brefs cillements.
Face à son silence, j’ajoutai, presque agressif :
— Ce n’est pas elle et ce n’est pas de ma faute !
Luc s’allongea à nouveau et ferma les yeux :