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Quatrième grain de sable : la concentration des faits.

Que je sache, les crimes du Visiteur des Limbes avaient commencé en 1999. Beltreïn avait donc attaqué son activité criminelle à l’âge de quarante-sept ans. Pourquoi si tard ? Un tueur en série révèle toujours sa nature meurtrière entre vingt-cinq et trente ans. Jamais à l’aube de ses cinquante ans. Beltreïn avait-il eu une activité criminelle qu’on ignorait depuis les années quatre-vingt ? Ou n’était-il pas seul à agir ?

Cinquième grain de sable : Beltreïn n’avait pas avoué.

Alors qu’il s’apprêtait à m’exécuter, le médecin avait encore prétendu n’être qu’un « pourvoyeur », un « intercesseur ». Il avait laissé entendre qu’il ne faisait qu’aider les Sans-Lumière dans leur vengeance. Il mentait. Ni Agostina ni Raïmo n’auraient été capables de sacrifier leurs victimes de cette façon. Quant à Manon, je savais qu’elle n’avait pas tué sa mère. Si ce n’était pas Beltreïn ni les miraculés, qui ?

L’idée d’un complice prenait corps. Plus qu’un complice : le véritable assassin. Beltreïn n’était peut-être en effet qu’un comparse. Il aidait, soutenait, pourvoyait celui qui se grimait en ange ou en vieillard. Celui qui torturait ses victimes durant des jours entiers. Celui qui avait la trentaine à la fin des années quatre-vingt-dix...

18 heures.

La nuit était tombée. J’avais seulement allumé ma lampe de bureau, diffusant une lumière rasante sur mes notes, mes rapports, mes photos. J’étais complètement immergé dans ma réflexion. Je sentais, viscéralement, l’imminence d’une découverte capitale, obtenue à la seule force de ma concentration.

Je songeai à un ultime grain de sable et décrochai mon téléphone.

— Svendsen ? Mathieu.

— Où t’étais ? Tu avais encore disparu.

— Je suis rentré ce matin.

— Personne n’a compris ton absence à l’enterrement de...

— J’ai mes raisons. Je ne t’appelle pas pour ça.

— Je t’écoute.

— C’est toi qui as fait les autopsies de Laure et des petites ?

— Non. J’ai refusé. Ces mômes ont joué sur mes genoux, tu comprends ?

Je ne reconnaissais plus mon Svendsen. Ce n’était pas le style du bonhomme. Mais quels que soient ses états d’âme, il fallait qu’il m’aide sur ce coup.

— L’affaire n’est pas terminée, dis-je d’une voix ferme. Est-ce que tu pourrais...

— La réponse est non.

— Écoute. Quelque chose déconne dans tout ça.

— Non.

— Je te comprends. Mais le type qui a tué les petites est en liberté. Je ne peux pas accepter ça. Et toi non plus.

Bref silence. Le Suédois demanda :

— Qu’est-ce que tu cherches exactement ?

— D’après ce que je sais, elles ont été égorgées. Si ces meurtres appartiennent à la même histoire, comme le dit Luc, il doit y avoir autre chose. Un symbole satanique. Ou un jeu avec la décomposition des corps.

— Tu penses aussi qu’il y a un lien avec les autres ?

— Je pense qu’il s’agit du même tueur.

— Et Beltreïn ?

— Beltreïn n’était peut-être pas le meurtrier aux insectes. Ou bien il n’agissait pas seul. Il élevait les bestioles, préparait les produits, pour un autre coupable. Celui qui a égorgé la petite famille et qui a dû laisser sa signature.

Nouveau silence. Svendsen réfléchissait. Je profitai de l’avantage.

— Si j’ai raison, si le meurtrier des Soubeyras est aussi celui du rituel des insectes, alors il a dû placer un secret dans leurs corps. Un jeu sur la chronologie. Un pourrissement accéléré. Quelque chose qui signe son style.

— Non. Quand on les a retrouvés, les corps étaient encore chauds. Elles baignaient dans leur sang. Je n’ai rien entendu à propos d’un fait qui...

— Vérifie. Le légiste a peut-être manqué un détail.

— Les corps sont enterrés depuis des jours. Si tu penses à une exhumation, tu...

— Un coup d’œil aux rapports, c’est tout ce que je te demande. Étudie-les du point de vue de la décomposition. Les chiffres, les analyses, le moindre élément sur l’état des cadavres lors de leur découverte. Vérifie s’il n’y a pas un signe qui pourrait appartenir à l’univers tordu des autres meurtres.

Un dernier intervalle s’écoula. Enfin, le Suédois concéda :

— Je te rappelle.

J’allai chercher un café à la machine, longeant les murs pour éviter toute rencontre avec les collègues. Retour au dossier. Un autre chapitre à disséquer — le profil de Moritz Beltreïn. Sa vie, ses passions, ses rencontres. Je l’avais déjà fait, en profondeur, mais je cherchais maintenant autre chose. Un personnage récurrent dans son entourage. Un homme de l’ombre.

Je plongeai encore une fois dans sa biographie. L’homme avait passé sa vie à réanimer les morts. Il avait inventé une machine d’exception pour les tirer du néant. Il s’était toujours tenu sur ces confins, tendant la main à ceux qui pouvaient être repêchés. Il avait sauvé des dizaines de vies, prodigué le bien pendant trente années, dispensé son savoir aux États-Unis, en France, en Suisse. Une existence sans tache.

Je traquai pourtant, jusqu’à m’en brûler les yeux, un nom qui reviendrait, une zone d’ombre, un événement singulier. Quelque chose, n’importe quoi, qui puisse expliquer sa psychose ou désigner un partenaire criminel. Chaque mot semblait battre au plus profond des minuscules vaisseaux de mon cerveau.

Mais je ne trouvai rien.

Pourtant, je le sentais, quelque chose passait entre ces lignes. Un détail, une faille, qui courait sous mes yeux et que je ne parvenais pas à identifier.

20 heures.

Nouveau café. Les couloirs de la Crime étaient maintenant déserts. Ici comme partout ailleurs, le vendredi soir, on rentrait chez soi plus tôt.

Retour au bureau.

Je repris, une troisième fois, les données par le début. Étudiai en détail les circonstances du premier sauvetage de Beltreïn, en 1983. Lus l’article incompréhensible, rédigé en anglais, que le médecin avait publié, deux années plus tard, dans la revue scientifique Nature. Je me farcis la liste des conférences que le spécialiste avait données, pays après pays.

Une heure passa encore.

Je ne trouvais rien.

J’allumai une nouvelle Camel, me massai les paupières et repartis pour un tour.

Les dates. Les noms. Les lieux.

Et soudain, je sus.

Dans chaque biographie, on citait la première utilisation de la machine « by-pass » : une jeune femme, noyée dans le lac Léman, en 1983. Or, un souvenir me revenait maintenant. Lors de notre rencontre à l’hôpital, Beltreïn m’avait dit, afin de démontrer sa longue expérience, qu’il avait tenté cette opération, une première fois, en 1978, « sur un petit garçon mort d’asphyxie ».

1978.

Pourquoi les articles ne mentionnaient-ils jamais cette intervention ? Pourquoi ces hagiographies faisaient-elles toujours démarrer les débuts du toubib en 1983 ? Pourquoi Beltreïn avait-il lui-même occulté, dans ses interviews, son curriculum vitae, cette expérience ? Et pourquoi, s’il avait quelque chose à cacher, m’en avait-il parlé ?