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Je me connectai sur Internet et accédai aux archives de la Tribune de Genève. Les mots-clés pour l’année 1978 : « Beltreïn », « sauvetage », « asphyxie ». Aucun résultat. Je tentai la même expérience avec L’Illustré suisse, Le Temps, Le Matin. Que dalle. Aucune trace d’une opération spectaculaire. Merde.

Un autre souvenir, à mon secours. 1978 était la dernière année que Beltreïn avait passée en France, à Bordeaux. J’effectuai la même recherche dans les archives de Sud-Ouest.

L’article me péta à la gueule : sauvetage miraculeux par un médecin suisse. On y racontait en détail comment Moritz Beltreïn avait utilisé, pour la première fois, la machine de transfusion sanguine pour réanimer un petit garçon mort d’anoxie.

Du feu dans les veines.

L’enfant avait été récupéré au fond du gouffre de Genderer, dans les Pyrénées. Il avait été transféré en hélicoptère au CHU de Bordeaux, où Beltreïn avait proposé sa méthode. Déjà, les lignes dansaient devant mes yeux. Je ne comprenais plus rien.

Parce qu’un nom éclaboussait tous les autres mots en ondes de terreur.

Le nom de l’enfant réanimé.

Le dernier auquel je me serais attendu.

Luc Soubeyras.

Je secouai la tête, en murmurant : « Non, impossible », mais lus en détail. En avril 1978, Moritz Beltreïn avait arraché Luc, alors âgé de onze ans, aux griffes de la mort. La coïncidence était trop dingue. Les routes des deux personnages — Luc et Beltreïn — s’étaient croisées, vingt-quatre ans avant que tout commence !

Je me forçai à relire l’article à froid, tenant à distance les multiples implications de cette découverte. À la base, un fait que j’ignorais : Luc était avec son père lorsque le spéléologue était descendu dans le gouffre de Genderer, en 1978. Sans doute Nicolas Soubeyras avait-il voulu initier son fils aux sensations de cette discipline. Et encore une fois, le mettre à l’épreuve.

Mais la plongée dans les abîmes avait mal tourné.

Un éboulement avait bloqué l’issue par laquelle le père et le fils étaient descendus. Les pierres avaient tué Nicolas Soubeyras sur le coup. Luc avait survécu mais il avait été lentement asphyxié par les gaz de décomposition du cadavre de son père. Quand les deux corps avaient été découverts, l’enfant venait de mourir. Beltreïn, à l’hôpital de Bordeaux, avait alors tenté, pour la première fois, d’utiliser, de manière inversée, la machine de refroidissement. Il avait réussi à ramener l’enfant à la vie — un enfant dont le cœur avait cessé de battre durant au moins deux heures. Le plus beau sauvetage de Beltreïn : le premier, celui qu’il dissimulait au fond de sa biographie.

Et maintenant, les déductions.

Lors de cet accident, Luc avait vécu une NDE négative. À onze ans, il avait vu le diable. Sa « révélation » mystique n’était pas celle qu’il m’avait toujours racontée, sur les falaises des Pyrénées, quand la lumière avait dessiné le visage de Dieu. Elle avait eu lieu au fond d’un gouffre, alors que les ténèbres l’enserraient et que son père pourrissait à ses côtés.

Luc était un Sans-Lumière.

Le seul véritable possédé de l’affaire.

Les faits, à reprendre à rebours.

Luc Soubeyras n’avait donc pas rencontré Satan quelques semaines auparavant, lorsqu’il s’était immergé dans la rivière. Tout cela était feint, calculé, truqué. Sa noyade, sa vision, son réveil maléfique : des mensonges. Lors de sa séance d’hypnose, Luc n’avait raconté que ses souvenirs d’enfant, qui dataient de Genderer !

Depuis cette première expérience, Luc tirait les ficelles. L’enfant maudit était devenu le mentor de Beltreïn. C’était lui qui avait tout monté, tout inventé. « Je ne suis qu’un pourvoyeur, un intercesseur » : Beltreïn avait dit vrai. Depuis le début, il était au service d’un enfant diabolique — celui que j’avais rencontré trois ans plus tard à Saint-Michel-de-Sèze et qui n’avait jamais caché sa passion pour le diable, prétendant qu’il fallait connaître l’ennemi pour mieux l’affronter.

Mais Luc n’avait qu’un ennemi : Dieu lui-même.

C’était Luc, et Luc seul, qui tuait ses victimes selon le rituel organique. Lui, et lui seul, qui créait des Sans-Lumière et leur apparaissait, derrière des masques, après leur avoir injecté de l’iboga noir. Marqué à jamais par le double traumatisme de la caverne et du coma, il n’avait plus cessé de former des hommes et des femmes à son image — des Sans-Lumière. Il avait tué en reproduisant les tourments qu’il avait affrontés au fond de la grotte — les chemins de la décomposition. Luc se prenait pour le Prince des Ténèbres, ou pour un de ses émissaires, et c’était un démon obsédé par la putréfaction, la dégénérescence de la mort.

Mais pourquoi avoir inventé cette noyade ? Cette deuxième NDE négative ? Pourquoi m’avoir placé, moi, sur ses traces ? Pour révéler au grand jour ses manœuvres ? Pour me provoquer ? Piétiner Dieu sous mes yeux ? toi et moi seulement...

J’entrevoyais le mobile de Luc. Son goût de la théâtralité, de la représentation. S’il était un émissaire de Satan, alors il fallait que les mortels découvrent son règne, l’ampleur de sa force de nuisance. Il avait besoin d’un témoin, d’un relais pour son œuvre. Pourquoi pas un catholique, un ami, qu’il n’avait jamais cessé de pervertir ? Un cœur innocent, naïf, qui deviendrait malgré lui son scribe, son apôtre ?

J’attrapai mon téléphone fixe pour joindre l’hôpital de Villejuif. Au même instant, mon portable sonna. Je décrochai.

— Svendsen. Tu avais raison. Il y a une anomalie. Dans l’état des corps.

Un ulcère fulgurant, au fond de mes entrailles.

— Parle.

— Les conclusions du premier toubib sont fausses. Les victimes ne sont pas mortes au moment où on l’a cru.

— Qu’est-ce qui te fait dire ça ?

— Les organes internes sont dilatés. Les vaisseaux ont éclaté. Et certaines lésions des tissus pourraient être liées à l’apparition de cristaux de glace.

— Ce qui signifie ?

— C’est complètement dingue.

— Accouche, merde !

— Les corps ont été congelés.

Un grand bruit blanc sous mon crâne. Svendsen continua :

— Congelés puis réchauffés. Laure et les petites ont été tuées plus tôt qu’on ne pense.

— Quand ?

— Difficile à dire. La congélation a tout brouillé. Mais je dirais qu’elles ont été refroidies durant au moins vingt-quatre heures.

— Elles ont donc été tuées à la même heure, le jeudi ?

— À peu près, oui.

Je fis mes comptes. Le jeudi 14 novembre, en fin d’après-midi, Manon était chez moi. Je lui avais téléphoné plusieurs fois et deux flics la surveillaient en permanence. En aucun cas, elle n’avait pu se rendre rue Changarnier — pas plus qu’elle n’aurait pu congeler les corps puis les replacer dans l’appartement, le lendemain. Je demandai dans un souffle :