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— T’es sûr de ton coup ?

— Il faudrait exhumer les dépouilles. Procéder à d’autres analyses. Sur la base de mes calculs, on peut tenter d’en parler au juge et...

Je n’écoutais plus. Mes pensées gravitaient autour d’un autre gouffre.

Un autre suspect pour les meurtres.

Luc lui-même !

Le jeudi 14 novembre, il n’était pas encore en cellule d’isolement. Cela signifiait qu’il avait pu partir à Paris pour massacrer sa propre famille, congeler les corps, d’une manière qui restait à découvrir. Ensuite, il était revenu à l’hôpital, avait simulé sa crise et avait été enfermé — seulement quelques heures, je le savais.

Dès l’après-midi du vendredi, il avait été libéré. Il était alors discrètement retourné rue Changarnier, il avait disposé les corps, puis était rentré encore une fois au bercail. La chaleur de l’appartement avait achevé le processus. Les cadavres étaient « morts » une deuxième fois, alors que Luc dînait avec ses amis les fous à Villejuif.

Je remerciai, ou crus remercier Svendsen, puis raccrochai.

Luc s’était fabriqué un alibi parfait. Et plus encore. Grâce à cette méthode, il était resté cohérent avec son propre sillage de violence. Encore une fois, il avait joué avec la chronologie de la mort !

Quelle était la prochaine étape de son plan ?

Me tuer, comme il m’en avait averti ?

118

J’APPELAI L’HÔPITAL Paul-Guiraud et demandai à parler à Zucca. Je devais vérifier l’emploi du temps de Luc, du jeudi au vendredi. Le psychiatre confirma mes hypothèses. Son patient était sorti de cellule d’isolement le vendredi, à 16 heures. On lui avait donné des sédatifs puis on l’avait replacé dans une chambre standard afin qu’il dorme jusqu’au lendemain.

Bien sûr, Luc n’avait pas avalé les drogues. Il était reparti à son domicile pour achever sa mise en scène. L’aller et retour dans le douzième arrondissement ne lui avaient pas demandé trois heures.

Restait la question centrale : comment avait-il fait pour les congeler ?

Plus tard.

Je réalisai que Zucca me parlait encore.

— Qu’est-ce que vous dites ?

— Je demandais : pourquoi ces questions ?

— Où est Luc actuellement ? Toujours dans sa chambre ?

— Non. Il est sorti aujourd’hui. À midi.

— Vous l’avez laissé filer ?

— On n’est pas dans une prison, mon vieux ! Il a signé sa feuille de sortie. Et voilà.

— Vous a-t-il dit où il allait ?

— Non. J’ai juste eu le temps de lui serrer la main. À mon avis, il est parti se recueillir sur les tombes de sa famille.

Je n’arrivais pas à accepter la situation. Un dossier en trompe-l’œil. Des erreurs accumulées. Mon coupable en liberté. Je montai le ton :

— Comment avez-vous pu le laisser partir ? Vous m’aviez dit que son état empirait !

— Depuis qu’on s’est parlé, Luc s’est calmé. Sa cohérence mentale est revenue. L’Haldol a eu un effet très positif, semble-t-il, je...

Mes propres pensées couvraient ses paroles. Luc n’avait jamais été fou. Du moins pas de cette façon-là. Et il n’avait jamais pris la moindre pilule.

Une idée me traversa :

— Pour chaque patient, vous vous renseignez sur son passé psychiatrique, non ?

— On essaie, oui.

— Vous avez effectué une recherche pour Luc ?

— C’est drôle que vous me demandiez ça. Je viens de recevoir le rapport d’un hôpital, datant de 1978. Le Centre Hospitalier des Pyrénées, près de Pau.

— Que dit ce rapport ?

— Luc Soubeyras a eu un accident, en avril 1978. Coma. Etat de choc. Il conservait des séquelles de cette expérience.

— Quel genre ?

— Des troubles mentaux. Le rapport n’est pas explicite. (Zucca prit un ton songeur.) Étrange, non ? Luc a donc déjà vécu toute cette histoire une première fois...

Étrange : le mot était faible. Luc avait tout écrit, tout organisé, tout agencé, pour un « bis » d’apocalypse.

Zucca ajouta :

— En un sens, ça change mon diagnostic. Nous assistons aujourd’hui à une sorte de... récidive. Il se pourrait que Luc soit plus dangereux que je ne l’aie cru.

Je faillis éclater de rire.

— Ça se pourrait, oui.

Gyrophare sur le toit, pleins phares, sirène à fond. Les sensations, en staccato. Peur. Excitation. Nausée. Je fonçai rue Changarnier, espérant surprendre Luc dans son appartement en train de préparer son dernier acte.

Je ne mis que sept minutes pour rejoindre le cours de Vincennes. J’éteignis mes feux d’alerte, me faufilai sur le boulevard Soult, jusqu’à atteindre, à gauche, la rue du domicile. Les immeubles de briques se refermèrent sur moi comme un étau de sang figé.

Le code du premier portail me vint sous les doigts. Cour de ciment, fontaines circulaires, pelouses. Nouveau code, pour l’immeuble, puis ascenseur grillagé. Je dégainai mon .45 et fis monter une balle dans le canon. À mesure que les étages défilaient, je sentais une encre noire, un goudron s’écouler en moi, jusqu’à me boucher veines et artères.

Couloir, pénombre. Je n’allume pas. La porte est barrée d’un ruban de non-franchissement. Personne ne semble être entré ici depuis la visite de la police scientifique.

Une oreille contre la porte. Pas un bruit.

J’arrache le ruban jaune. Une poussée vers le haut, une poussée vers le bas. Pas de verrou, à l’exception de la serrure centrale, même pas fermée. Trousseau de passes, direct, dans ma main. La troisième lame est la bonne. J’actionne le crochet de la main gauche, mon Glock dans la droite. Déclic. Je pénètre dans l’appartement.

Tous mes signaux sont au rouge.

Le mobilier bon marché, le parquet flottant, les bibelots mochards. Tout est faux ici. Luc Soubeyras a fait semblant de vivre ici, comme il a fait semblant d’être flic, d’être chrétien, d’être mon ami.

Le salon : rien à signaler. Je m’oriente vers le bureau. Inconsciemment, j’évite la chambre de Laure, où les trois corps ont été retrouvés. Les tiroirs sont vides. Les armoires, qui abritaient les dossiers marqués de la lettre « D », aussi. À la lueur des réverbères, les façades de briques se reflètent dans les vitres. Tout l’espace est rembruni. J’éprouve un pur délire olfactif. Je sens flotter ici l’odeur cuivrée de l’hémoglobine.

Retour dans le couloir.

Je bloque ma respiration et pénètre dans la chambre du crime. Parquet noir, meubles blancs. Lit nu, sans drap ni couverture, comme en suspens, dans la pénombre. Et, sur la droite, lézardant le mur, les traces de sang. Les trois corps, d’abord assis contre le mur, puis glissant sur le sol... La tremblote. J’imagine Laure et ses filles, serrées les unes contre les autres, saturées de peur. J’interroge à voix haute :

— Luc, pourquoi ? POURQUOI ?

En guise de réponse, une lueur prend corps, sur ma gauche, alors que mes yeux s’adaptent à la demi-obscurité. Je me tourne et mes tremblements se transforment en sursauts glacés.